Ce délégué à l’éducation surveillée était un fonctionnaire de la justice, père de famille et volontaire pour s’occuper des enfants de l’arrondissement qui relevaient du juge d’enfants de Narbonne. Chaque fois qu’il voyait Marie, il insistait pour qu’elle quitte la région, trouve du travail ailleurs.
— Cela influerait sur le tribunal pour enfants. Lorsqu’il statuera sur le sort de votre fille, il peut très bien vous la confier de nouveau si vous habitez ailleurs.
Pour ce délégué, pour le juge, pour tous ces gens qui s’occupaient désormais de Julie et par extension d’elle-même, la crise du chômage, la difficulté de se loger ailleurs n’existaient pas. D’autre part, elle savait que ce délégué rencontrait assez souvent Mme Cauteret, l’assistante sociale, ce qui rendait Marie méfiante. Le juge pour enfants s’était montré sévère pour l’action de Mme Cauteret. Elle n’aurait jamais dû accepter de se faire accompagner de la tante de l’enfant au cours de cette tragique visite de ce jeudi-là. Il le lui avait dit d’une voix sèche en présence de Marie. Bien sûr, elle avait répondu qu’en se faisant accompagner elle avait espéré convaincre l’enfant de se montrer, affirmé qu’elle ignorait que Mme Marty avait l’intention de pénétrer dans la maison. De toute façon, seul le juge avait manifesté un certain mécontentement puisque Mme Cauteret continuait d’exercer dans le canton.
Marie reconnaissait qu’elle n’avait guère montré d’ardeur pour quitter la région. Quelques démarches dans des villes comme Béziers et Nîmes l’avaient vite découragée. Il lui aurait fallu insister davantage. Mais lorsqu’elle y réfléchissait la nuit, elle s’avouait que partir pour toujours lui laisserait à jamais l’impression d’avoir manqué du plus élémentaire courage. Il n’était pas question pour elle de provoquer l’opinion publique, de lutter contre la désapprobation tacite de la majorité des gens du pays. Au contraire, elle aurait préféré se retrouver parmi des inconnus ignorant tout du drame. Elle voulait simplement attendre le jour où elle aurait la volonté de savoir ce qui s’était vraiment passé ce terrible jeudi. Obscurément, elle sentait que cet instant finirait par se présenter. Il lui faudrait avoir l’audace d’affronter cette tache sombre qui maculait le vieil escalier de pierre de la maison. Cette sorte d’ardoise tendre avait bu le sang de Germaine Marty et aucun nettoyage ne pourrait jamais le faire disparaître. Elle avait essayé de monter à l’étage sans la regarder, mais craignait de mettre le pied dessus.
Le soir du drame, elle avait couché à l’hôtel, puis s’y était installée jusqu’à ce que son patron lui trouve un petit appartement dans le groupe que ses ouvriers achevaient de construire. À l’aide d’un camion de la maison et de deux maçons, elle avait déménagé le strict nécessaire et depuis, lorsqu’elle revenait au bord de l’étang, elle n’ouvrait que la porte-fenêtre de la cuisine, se hâtait de ressortir.
Tout commençait lorsqu’elle pénétrait dans le couloir que l’abandon rendait encore plus humide. Une odeur fade la saisissait à la gorge, comme si la grande bâtisse se décomposait lentement, tel un être vivant frappé à mort. Elle retenait sa respiration, le temps de repousser la porte de la cuisine.
La plupart du temps, elle se promenait le long de l’étang, évitait de rester trop longtemps devant le petit ponton pourri où Julie aimait s’amuser. Elle craignait d’être surprise dans cette attitude mélodramatique par quelques témoins. Il y avait toujours des pêcheurs, enfoncés jusqu’aux genoux dans la vase, des gens qui faisaient du voilier ou simplement des promeneurs. Elle ne voulait inspirer ni pitié ni curiosité. Elle désirait qu’on la laisse seule avec sa peine, ses pensées.
Parfois, à force de rester ainsi à marcher lentement le long de l’eau, elle finissait par avoir de brèves hallucinations, croyait que Julie l’appelait ou que la petite fille courait derrière elle. Il lui fallait lutter contre elle-même pour ne pas se retourner brusquement ou sursauter. Au bout d’une heure ou deux elle reprenait le chemin de la maison à travers les touffes de tamaris, de roseaux et d’ajoncs. De loin, elle l’apercevait avec sa façade lépreuse, son toit incurvé en certains endroits. Les gouttières devaient se multiplier et un jour une tuile tomberait, puis d’autres. Elle n’avait pas le droit de laisser cette maison se dégrader. C’était la maison de Julie. Lorsqu’elle serait majeure, elle pourrait la vendre, en faire ce qu’elle voudrait. Elle ne pensait pas que l’enfant, devenue grande, aurait le courage de l’habiter.
Même au mois de juillet, par les plus grosses chaleurs, lorsque le soleil déclinait, elle frissonnait, avait hâte d’aller prendre un gilet de laine dans sa voiture, toujours la vieille 2 CV qui lui donnait bien du souci car elle ferraillait de plus en plus. Pour rendre visite à Julie, un dimanche sur deux, elle ne pouvait compter sur aucun autre mode de transport car l’institution se trouvait en pleine campagne, à plus de cinq kilomètres de l’arrêt des cars. S’il le fallait, elle effectuerait cette longue distance à pied mais les horaires ne lui permettraient pas une longue visite, tout juste une heure.
Elles se promenaient dans le jardin de l’établissement. Julie sortait du réfectoire mais mangeait les gâteaux que Marie avait confectionnés pour elles. La mère et la fille parlaient à voix basse de menus riens. On devait croire qu’elles ressassaient le passé récent ou qu’elles médisaient sur le présent. Julie ne se plaignait jamais et Marie n’osait lui poser des questions précises. Lorsqu’elle repartait, elle ne se souvenait d’aucun mot particulier, n’emportait qu’une petite musique tendre et mélancolique qui suffisait à donner un sens à la quinzaine qui s’annonçait.
Le premier dimanche de juillet, elle se leva très tôt. Dans ce petit appartement de deux pièces le ménage ne lui demandait que quelques minutes. Elle prépara deux sandwiches, une thermos de café et remplit de glaçons une boîte isotherme.
De loin, la maison ressemblait à un vieux pain rassis oublié. Elle prenait une teinte uniforme dans le soleil du matin, un ocre terne plus proche du gris que du jaune. En approchant, elle aperçut une caravane non loin de l’étang et en fut très contrariée dans ses projets. Elle voulait justement prendre un bain avant que la foule des dimanches n’arrive, se demanda si elle ne devrait pas y renoncer.
Se rendant compte, en enfonçant la clef dans la serrure, qu’elle retenait déjà sa respiration, elle se trouva ridicule et essaya de se comporter normalement. L’odeur fade flottait entre ces murs salpêtrés en de longues bavures comme si des centaines d’escargots avaient laissé des traînées brillantes.
Personne n’avait songé à étancher tout ce sang et elle savait que Germaine en avait beaucoup perdu. Frappée à mort, elle s’était retournée sur la marche où le coup de feu l’avait surprise avant de tomber la tête en bas. Il avait reflué vers la plaie de la poitrine et l’ardoise poreuse de l’escalier l’avait tout bu. Avant de retirer le corps, les gendarmes avaient tracé son contour avec de la craie. Cette silhouette grotesque de sa belle-sœur n’avait jamais été effacée. Marie n’avait pu imaginer qu’elle puisse prendre une éponge humide pour le faire.
Ce dimanche-là, elle s’approcha jusqu’au pied de l’escalier, le regard baissé et s’ordonna avec colère de relever la tête, de regarder quatre ou cinq marches plus haut. Mais une main formidable appuyait sur sa nuque et l’en empêchait.
Lors de son déménagement à la sauvette, elle avait demandé aux deux hommes d’aller prendre simplement son lit et sa commode, de vider son armoire de son linge et de ses vêtements. C’étaient deux braves Italiens qui avaient parfaitement compris qu’elle ne pouvait le faire elle-même. Avec une gentillesse délicate, ils avaient descendu tout ce dont elle pourrait avoir besoin.