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Elle fit la grimace.

— Tu te moques de moi ?

— Pas du tout.

— Je ne te dirai plus rien…

Marie craignit de l’avoir blessée plus profondément qu’elle ne l’avait voulu.

— Pardonne-moi… Tu es certaine qu’il ne t’a pas raconté d’histoires ?

— Si tu l’avais vu manger à midi tu ne dirais pas une chose pareille… Il a dévoré comme quatre.

— Il revient demain ?

— Je ne sais pas.

— Invite-le pour samedi puisque je ne travaille pas. Je ferai un poulet rôti avec des frites et un bon gâteau au chocolat.

— Formidable, s’écria la petite fille ravie, tu es vraiment la plus gentille des mères.

Le vendredi, il se mit à pleuvoir au début de l’après-midi. En sortant de son bureau Marie fit ses courses pour le lendemain et le dimanche. Lorsqu’elle rentra à la maison elle vit deux bols sur l’évier.

— Boris a voulu du thé, dit Julie. Il n’en avait jamais bu.

— Il a aimé ?

— Bien sûr.

Marie regarda sa fille en souriant.

— Pourquoi bien sûr ?

— Parce qu’il est d’origine russe.

— Tu connais son nom de famille ?

— Romanov, je crois… Mais ce n’est pas celui de ses parents adoptifs.

Romanov. Marie avait déjà entendu ce nom-là mais sans pouvoir préciser.

— Il est venu malgré la pluie ?

Elle regardait autour d’elle le carrelage de la cuisine.

— Vous n’avez pas laissé de boue.

— Il s’est déchaussé.

— Était-il venu à vélo ?

— Sur un vieux clou qui grince affreusement, dit Julie avec une expression attendrie.

La pluie tomba toute la nuit et le jour se leva dans la grisaille. Marie prépara le gâteau au chocolat qu’elle voulait placer au réfrigérateur. Vers 11 heures, elle commença de s’inquiéter.

— Crois-tu que je puisse mettre le poulet ? À quelle heure viendra-t-il ?

— Vers midi, répondit sa fille d’une voix convaincue. Le samedi matin, il doit aller ramasser du bois, une pleine remorque qu’il traîne derrière son vieux vélo. Après quoi, il sera libre de venir ici.

— Ses parents savent qu’il doit venir ?

— Ils s’en fichent bien…

— Et tu connais leur nom ?

— Pas du tout. Boris déteste que nous parlions de ces gens qui le maltraitent.

À 1 heure, elles finirent, de guerre lasse, par se mettre à table. Préoccupée, Marie ne put presque rien avaler tandis que Julie dévorait plusieurs morceaux de poulet et une grosse tranche de gâteau. Sa mère l’observait discrètement mais ne découvrait sur le petit visage triangulaire la moindre expression de gêne.

— Je l’avais invité un samedi à cause de ta tante Germaine qui viendra sûrement demain dimanche, dit-elle.

Julie soupira.

— Je la déteste… Et Gilberte m’agace.

— C’est ta cousine. Tu dois faire un effort.

— Elles n’en font pas.

C’était exact. Germaine désapprouvait en bloc tout ce qu’elles faisaient. Gilberte se montrait plus perfide, engluait de fiel la plus belle journée.

— Tu ne t’inquiètes pas pour Boris ?

— La pluie a dû l’empêcher.

Nulle contrariété.

— Es-tu certaine qu’il avait vraiment compris que tu l’invitais pour aujourd’hui ? C’est peut-être un garçon timide, farouche…

Julie s’arrêta de piocher dans son gâteau au chocolat, parut réfléchir et approuva de la tête.

— C’est peut-être la vraie raison… Peut-être que tu lui fais peur. Tu sais, il ne vit pas dans…

Elle mordit sa lèvre inférieure, ne trouvant pas les mots pour exprimer ce qu’elle ressentait.

— Les mêmes conditions que nous ?

— Oui, c’est cela… Il reste très méfiant et je suis la seule à laquelle il fasse entièrement confiance.

— Je comprends parfaitement, dit sa mère. Quel âge a-t-il, au fait ?

— Un peu plus de douze ans.

Marie se sentit mal à l’aise. Elle pensait à son fils Simon qui aurait eu cet âge-là.

— Comme Willy, murmura-t-elle alors qu’elle allait prononcer le prénom de l’enfant mort.

Au dernier moment, une force inconnue l’avait retenue.

Julie avait terminé son gâteau et essuyait soigneusement sa bouche avec sa serviette, se versait un dernier verre d’orangeade.

— Willy aussi aurait un peu plus de douze ans, dit Marie un peu fébrile. Tu n’en parles plus jamais.

— Oh ! je l’ai oublié, dit sa fille. Quel dommage qu’il pleuve ! Je serais allée près de l’étang. J’ai trouvé une grosse caisse dans la cave. Je suis sûre qu’elle flotterait et ferait un excellent bateau.

— Tu te souviens que Willy voulait acheter un voilier plus tard ?

Sa fille quitta la table et alla tout contre la porte-fenêtre, regarda au-dehors la pluie qui cloquait sur une grande flaque.

— Il faudra la faire boucher, dit-elle distraitement.

Marie s’était bien juré de ne pas en parler à sa belle-sœur, mais elle ne put s’en empêcher. Les trois femmes buvaient du café en croquant des petits fours que Germaine avait apportés. Il ne pleuvait plus et Julie avait disparu après avoir embrassé sa tante et sa cousine.

— Tu ne trouves pas que ta fille devient de plus en plus sauvageonne ? Déjà qu’avec ses jeans et ses cheveux… Tu devrais y veiller… Tu en feras une hippie si tu laisses aller… Ce n’est pas bon pour elle de vivre seule.

Gilberte fixait sa tante de son regard trouble de myope. Elle avait besoin de lunettes mais ne les portait que dans les cas extrêmes.

— Il y de plus en plus de marginaux, dit-elle de sa voix appliquée de bonne élève. Certains vivent dans des conditions répugnantes… refusent même l’intervention des assistantes sociales… Je l’ai lu dernièrement…

— Julie ne vit pas seule, dit Marie. Elle va à l’école et elle a un bon camarade.

— Ce Willy ? demanda avidement Germaine. Serait-il revenu, par hasard ?

— Pas Willy. Celui-là se nomme Boris… Boris Romanov.

Les sourcils inexistants de Gilberte se froncèrent. Elle les marquait d’un crayon beige mais sans grande habileté.

— Romanov ? Comme les tsars de Russie ?

Marie se sentit bien incapable d’ajouter un seul mot. C’était donc cela ? Ce nom lui avait rappelé quelque chose.

— La dynastie des Romanov, récitait presque Gilberte. Elle a régné sur la Russie durant trois cents ans. Le dernier des Romanov était Nicolas II.

Germaine regardait sa belle-sœur avec condescendance. La fierté d’avoir une fille si savante et aussi la commisération lui donnaient cet air supérieur.

— Il serait étonnant, dit-elle, qu’un descendant de cette grande dynastie soit en train de jouer avec ta fille.

— Tous les Romanov ont été assassinés, dit encore Gilberte avec une sorte de jouissance.

Faisant un gros effort, Marie Lacaze put enfin parler.

— Pourquoi ne s’appellerait-il pas Romanov, après tout… L’essentiel est que Julie soit contente d’avoir un bon copain.

Les deux autres échangeaient un regard.

— Tu n’as pas peur ? demanda enfin Germaine.

— Voyons, fit-elle amusée, il n’a qu’une douzaine d’années.

Chapitre II

Sa belle-sœur lui téléphona le mardi matin à son bureau, fait assez rarissime pour l’inquiéter brutalement.

— Il n’y a pas de Boris Romanov dans le coin, lui annonça Germaine sans prendre de détour. J’ai demandé aux gardes municipaux, à la mairie, au service social… Ta fille te raconte des histoires. Comme pour ce Willy.