L’automne vint sans qu’elle ait pu obtenir le moindre renseignement sur Boris Romanov. Elle avait beau se répéter que ce maillon-là n’était pas important, que le seul qu’elle devait rechercher était celui qui se faisait appeler Gildas, c’était plus fort qu’elle. Comme si Willy ne suffisait pas à étayer sa certitude. Comme si avant d’affronter le plus inquiétant des trois elle devait définir de façon formelle l’existence des deux autres. Mais le miracle qui s’était produit pour Willy ne pourrait se répéter encore deux fois.
Vint donc l’automne et l’obligation de vivre plus souvent chez elle dans ce petit appartement. Elle avait juste installé un lit, une cuisinière, sans défaire les cartons, les valises. Elle rechercha ses vêtements de pluie, ses lainages et c’est ainsi qu’elle découvrit le petit jean de Julie roulé en boule parmi d’autres affaires de sa fille. Ne voulant pas que l’enfant puisse se référer à travers ses vêtements à des souvenirs pénibles elle n’avait acheté que du neuf pour le trousseau de l’institution.
C’était un petit jean sale, délavé, rapiécé dans lequel Julie ne pourrait plus jamais rentrer. L’enfant avait grandi, engraissé. « Surtout des fesses », pensa-t-elle avec amusement. Pour ne pas s’attendrir sur le pantalon fripé.
La dernière fois que Julie l’avait porté… La dernière fois… Elle saisit le jean et l’étala sur la table. En bas des jambes du pantalon, elle découvrit des taches de cambouis et d’huile. La dernière fois où Julie le portait c’était le fameux jeudi où Marie ne l’avait pas trouvée à la maison. Mme Cauteret était là également qui cherchait à savoir où se trouvait l’enfant. Elle avait inventé cette sotte histoire d’amie qui s’occupait de Julie. Il y avait ce mot sur la table. Ce mot où la petite fille avait écrit « Je vais faire un tour à moto avec Gildas. Ne t’inquiète pas. Je serai là avant la nuit. Julie. »
Elle avait attendu longtemps le retour de sa fille. N’avait-elle pas eu un pressentiment, ce soir-là, puisqu’elle guettait dans la nuit le hurlement d’une moto ? Oui, ce soir-là, elle avait cru sombrer elle-même dans l’imaginaire alors qu’en fait un instinct secret l’avertissait de l’inquiétante réalité des choses.
Julie avait fini par arriver disant qu’un pneu de la moto avait crevé et qu’elle était rentrée à travers la lande. Avec elle avait pénétré dans la maison une odeur d’huile et d’essence. Marie avait cru avoir une hallucination, mais cette odeur existait. Julie était montée dans sa chambre, avait quitté son jean pour enfiler sa robe de chambre.
« Gildas est parti à la recherche d’un garage en poussant sa moto et moi j’ai coupé tout droit… »
Marie se souvenait parfaitement des paroles de sa fille. Car ce soir-là elle avait craqué, incapable d’en supporter davantage. Elle s’était mise à crier que non, qu’il n’y avait pas de moto, pas de Gildas, qu’elle inventait tout cela. Oui, elle avait supplié sa fille de ne plus lui parler de cette moto et de ce Gildas. Elle avait nié l’évidence. L’odeur d’essence et d’huile. Et aussi cette odeur de cigarette que le jeudi précédent Mme Cauteret avait flairée devant la maison. Mais il y avait le reste. Par exemple, le jour du drame, cette grosse part de brioche, il en restait les trois quarts, que Julie affirmait avoir dévorés seule… Et puis la carabine. Cette carabine qui n’avait jamais intéressé Julie. Cette carabine que l’autre avait découverte dans le grenier et qu’il avait nettoyée. L’expertise balistique était formelle. On avait nettoyé cette arme avant de s’en servir et on avait tiré plusieurs balles avec. Julie avait affirmé qu’elle s’en servait en l’absence de sa mère. Dans la boîte, il manquait une dizaine de cartouches mais Marie savait qu’elle était entamée déjà du temps où son mari vivait.
Ce Gildas avait pu apprendre à Julie à s’en servir mais seule elle n’y serait jamais parvenue. Il lui fallait retrouver ce garçon et seulement alors elle pourrait aller trouver le juge pour enfants et lui dire :
« Ma fille n’a jamais tué sa tante. C’est lui qui l’a fait. Lui qui était effrayé à l’idée qu’on le trouverait dans la maison. Un garçon de seize ans en compagnie d’une petite fille de dix ans. Lui qui a certainement d’autres choses à se reprocher. Lui qui doit être connu des services de police comme l’écrivent les journaux. »
Mme Cauteret n’avait rien vu mais sa belle-sœur, en montant l’escalier, n’avait pas découvert une petite fille tremblante en haut des marches mais un garçon de seize ans qui braquait sa carabine sur elle. Germaine avait crié lorsqu’il avait tiré. Mme Cauteret n’avait pas pu dire ce que Germaine avait crié. N’était-ce pas la surprise et l’effroi qui avaient tiré ce cri de sa gorge serrée ?
Julie, tout de suite après, s’était enfermée dans sa chambre, avait refusé d’ouvrir. Parce qu’elle avait peur que Mme Cauteret ne la frappe, avait-elle expliqué. C’était bien peu connaître sa fille. Marie devinait ce qui s’était passé. Pendant que l’assistante sociale s’affolait, appelait à l’aide, après avoir découvert qu’elle ne pouvait rien faire pour sauver Germaine Marty, Gildas avait pu sauter par la fenêtre de la chambre de Julie et s’enfuir. Prudent, il avait dû laisser la moto à quelque distance de la maison. Et il avait disparu à jamais laissant la petite fille se débrouiller toute seule.
Il lui était désagréable d’évoquer ce qu’un garçon de seize ans pouvait trouver d’intéressant dans la compagnie d’une fillette de dix. Julie n’avait certainement vu en lui que le grand copain, peut-être le grand frère qui possède une moto et peut l’emmener en balade à travers champs. Mais lui ? Que recherchait-il ? Marie avait l’impression de fouiller de ses mains dans une vase répugnante.
Elle parvint à laisser de côté cette troublante question pour ne s’intéresser qu’au drame de ce jeudi-là et à ses conséquences. Julie avait avoué, tout reconnu. Par fidélité envers ce Gildas qui n’avait même pas essayé de lui venir en aide, plus tard, une fois qu’il avait cessé de trembler de frousse.
« Je le méprise trop, se dit Marie, pour faire du bon travail. On ne doit jamais considérer son adversaire avec tant de dégoût. Je perdrais mon sang-froid et j’échouerais. Julie a choisi en toute conscience de payer à sa place. Je dois prouver qu’elle n’a pas commis ce meurtre sans me soucier de la personnalité de ce Gildas. »
Après une nuit fiévreuse où elle ne dormit guère, elle se rendit à son bureau, profita de ses loisirs pour étudier une carte routière de la région et plus particulièrement de celle qui bordait l’étang. Julie était rentrée à pied en coupant tout droit. L’autre, Gildas, avait essayé de rejoindre un garage pour faire réparer sa roue. Garage ou station-service, bien évidemment.
Sur sa carte, à l’aide de l’annuaire et de cartons publicitaires dont son bureau regorgeait, elle situa une demi-douzaine de garages où Gildas avait pu faire réparer sa roue. Bien évidemment, si elle connaissait la date exacte de ce jeudi-là, elle ignorait la marque de la moto mais ce n’était pas un obstacle insurmontable.
En trois soirs, elle fit le tour des six garages répertoriés. Lorsqu’elle commençait sa petite histoire on se mettait à la regarder avec soupçon, mais elle avait préparé une explication qui tenait debout.
— J’ai rencontré ce garçon dans la nuit. Il poussait sa moto et je me suis arrêtée. Je lui ai proposé de l’aider mais il ne pouvait démonter la roue crevée faute d’outillage. Je suis donc repartie mais, avant Narbonne, j’ai accroché un cycliste et ce dernier a été sérieusement blessé. Il est maintenant à peu près guéri mais prétend qu’il ne m’avait pas vue car mon éclairage ne marchait pas. Seul ce garçon peut prouver le contraire puisque, lorsque je me suis arrêtée, mes phares fonctionnaient.