— Vous la reconnaissez donc ?
— Oui, dit-elle, je la reconnais… Mais comment savez-vous qu’elle est à moi ? Il y a d’autres femmes qui s’appellent Marie dans le village…
— Ce garçon a avoué… Il connaissait votre fille et, à plusieurs reprises, est venu chez vous… Il a profité d’une partie de cache-cache un jeudi pour pénétrer dans votre chambre et voler ce bijou… D’ailleurs, il a failli être surpris par votre belle-sœur. Mais les deux enfants avaient entendu venir la voiture et comme votre fille se doutait que sa tante chercherait à voir ce qui se passait, elle a fait semblant de jouer à la dînette… Il y avait deux couverts sur la table. Vous la laissiez donc recevoir n’importe qui ?
Marie ne pouvait pas répondre. Elle aurait éclaté d’un rire nerveux et il l’aurait prise pour une folle. Un deuxième miracle, trois mois et demi après le premier. Et dire qu’elle désespérait, se préparait à tout abandonner.
— Qui est cet enfant ? demanda-t-elle.
— On ne doit pas citer le nom des mineurs mais vous finirez par le savoir. Il s’appelle Bory, Gérard Bory.
— Bory, dit-elle, bien sûr, Bory.
Bory transformé en Boris par Julie. Qui avait ensuite, parce qu’on l’interrogeait, donné n’importe quel nom de famille, celui des tsars de Russie, Romanov. Parce qu’elle avait certainement lu ce nom-là récemment. Il n’y avait plus de mystère Boris.
— Est-ce que vous portez plainte ?
— Non, dit-elle.
Dobart la regarda avec désapprobation.
— Vous avez tort. Il recommencera. D’autres personnes ont porté plainte contre lui.
— Que vous faut-il d’autre ? répliqua-t-elle.
Il souleva la gourmette.
— Parmi son butin c’est l’objet qui a le plus de valeur. Il dépasse les deux mille francs actuels… Le reste n’est que des bricoles, des bijoux en toc.
— Je ne porte pas plainte.
Dobart ricana.
— Par solidarité ?
— Pensez ce que vous voudrez… Je n’ai rien à attendre de vous. Et lorsque des employeurs vous téléphoneront, racontez ce que vous voudrez sur moi, je m’en moque.
— Vous portez atteinte à mon honneur, fit-il furieux.
— Vraiment ?
Elle se leva.
— Je m’en moque car je n’ai plus du tout l’intention de partir d’ici désormais.
— La gourmette vous sera rendue plus tard, lança-t-il comme elle refermait la porte.
Dans le hall, elle vit un garçon de treize-quatorze ans, malingre, avec un visage ingrat et de longues oreilles écartées. À côté de lui, son père, la même version avec vingt ans de plus. L’homme leva vers elle des yeux de chien battu et elle lui sourit.
Une fois dans la rue, elle se surprit à chantonner, vit sur le visage de quelques passants qu’elle commettait une incongruité. Elle chantait alors que sa fille avait été condamnée pour meurtre. Le bruit s’en répandrait vite dans le bourg.
Ce fut dans son bureau qu’elle put être enfin seule avec sa joie. Maintenant elle comprenait tout. Pour Willy, elle n’était pas tellement certaine qu’il ait profondément déçu sa petite fille. Mais avec Bory, Boris plutôt, elle avait une preuve. Pauvre petite Julie qui faisait confiance à n’importe qui et découvrait ensuite qu’on l’avait prise pour une imbécile, une « connasse », comme avait crié Pascal-Willy. Et l’adjudant, sans même s’en douter, qui éclaircissait le mystère de cet autre jeudi où Germaine avait surpris la petite fille face à deux couverts. Jouant à la dînette, alors que Boris devait se cacher dans la souillarde avec la gourmette en poche. Boris qui, une fois le danger écarté, n’avait pas voulu partager le repas de la petite fille et s’était enfui si vite que Julie avait eu des doutes. Se souvenant qu’il s’était introduit dans la chambre de sa mère, elle avait dû constater la disparition de la gourmette.
— C’est merveilleux, dit-elle des larmes plein les yeux.
Première déception pour l’enfant, Willy. Deuxième encore plus pénible. Troisième, Gildas. Un garçon de seize ans. Un garçon qui possédait une moto, qui commençait à s’intéresser aux filles. Un garçon qu’une petite fille de dix ans n’aurait pas dû intéresser.
Willy avec son visage bronzé de petite brute. Pas vilain mais pas très passionnant. Julie avait cru qu’il aimait la mer, la voile, mais le garçon se moquait d’elle, l’appâtait pour lui soutirer quelques sous.
Boris, visage ingrat, faisant moins que son âge certainement. L’air paumé. Julie avait dû le prendre en pitié et l’aimer comme un petit frère malheureux. Il ne mangeait pas à sa faim chez lui, il était abandonné à lui-même.
Gildas ?
Une seule indication, son âge. Seize ans. Mais déjà elle croyait entrevoir la réalité. Malgré sa moto, le garçon ne devait rien avoir qui attire les filles de son âge. Physique ingrat lui aussi, peut-être pire. Et voilà qu’il rencontre Julie, une môme pour lui mais intellectuellement avancée. Une gosse amicale, chaleureuse qui ne le traite pas en paria, ne se moque pas de lui. Qui le considère comme un grand frère. Mais lui n’avait pas besoin d’une petite sœur.
Marie frémit. Ce Gildas avait-il osé jeter sur la fillette un œil de mâle ? Combien de fois s’étaient-ils rencontrés ? Non, elle se refusait de fouiller plus avant dans cette direction sordide. Mais ce Gildas, plus que Willy et Boris, avait de bonnes raisons de se montrer distant avec elle, la mère. Et le jour du drame, il savait parfaitement qu’il risquait gros d’être surpris en compagnie d’une enfant de dix ans, d’autant plus que Julie avait dû lui communiquer sa terreur de Mme Cauteret. Un garçon qui n’ignorait rien du rôle des assistantes sociales, qui peut-être avait appris dans sa famille à les considérer plus comme des ennemies que comme des bienfaitrices.
Marie se demanda si en essayant de cerner la personnalité de ce Gildas elle ne parviendrait pas à des résultats intéressants. Par la simple déduction, sans éléments réels pour établir ses convictions ? Un travail de réflexion intense avec un risque d’erreur énorme. Bien entendu, l’existence de la moto représentait un élément matériel, mais elle avait échoué en voulant l’utiliser. Il lui fallait trouver autre chose.
Deux jours plus tard, un gendarme lui apporta la gourmette, lui fit signer une décharge. Elle commença par la fourrer dans un tiroir mais dans la nuit elle réfléchit et le lendemain la plaçait à son poignet gauche.
Le samedi, elle partit pour Narbonne, rôda autour du marché, cherchant des groupes de jeunes motards. Ce ne fut qu’à midi, après la sortie du lycée technique qu’elle en rencontra plusieurs. Elle détaillait chaque visage, s’approchait d’eux. Il n’était pas impossible que Gildas la connaisse. Il avait pu rôder autour de la maison un samedi après-midi et voir la mère de Julie. Elle guettait une réaction, un mouvement de surprise. À plusieurs reprises, il lui sembla qu’un de ces jeunes gens essayait de masquer son visage, ou bien démarrait brusquement plantant là ses copains. Simple coïncidence, pensait-elle. Rien en elle ne confirmait qu’elle se trouvait en face du véritable Gildas.
Et puis elle osa aborder un groupe de quatre motards qui discutaient sur les barques en faisant rugir leurs machines. Il y avait deux filles, également, à cheval sur le siège arrière.
— Bonjour, dit-elle, connaîtriez-vous un certain Gildas ?
Ils la regardèrent en silence.
— Il a une moto à vendre, une Honda… Je croyais le rencontrer ici.
Un des motards démarra sans répondre avec une des filles. Puis un autre. Elle continuait de sourire tranquillement.
— C’est un garçon de seize à dix-sept ans, dit-elle encore.