À croire que chaque fois qu’elle posait une question elle provoquait un départ. La fille de la dernière moto se retourna et lui tira la langue.
Mais elle n’était nullement découragée. Elle finirait par le retrouver. D’ailleurs, pourquoi pensait-elle qu’il habitait Narbonne, à vingt kilomètres de la maison de l’étang ? Ce Gildas avait pu venir d’ailleurs, d’un autre village.
Lorsque ce jeudi soir il avait poussé sa moto à la roue crevée, peut-être avait-il pu aller ainsi jusque chez lui s’il n’habitait pas trop loin. Julie avait dit qu’il comptait rejoindre un garage mais comme Willy, comme Boris, ne lui avait-il pas menti, ne précisant pas où il habitait ? Pourquoi pas dans les environs immédiats, un hameau, une maison isolée, un village comme Portel ou Peyriac. Il pouvait également cacher sa moto dans un fourré, rentrer chez lui et revenir le lendemain matin. Pourquoi s’était-elle contentée de faire la tournée des garages de la région ?
Le dimanche, elle alla voir Julie avec sa gourmette au poignet. À cause du mauvais temps, elles se trouvaient au parloir avec d’autres parents, devaient chuchoter, échanger de petits sourires avec les visiteurs. Julie mangeait un morceau de clafoutis aux pommes lorsqu’elle découvrit le bijou.
Elle tendit la main, souleva la manche pour le regarder.
— J’ai trouvé stupide de ne plus le porter, dit calmement Marie. C’est un cadeau de ton père. Au début, il me le rappelait sans cesse. Maintenant, je supporte mieux de le voir à mon poignet.
— Tu ne l’avais pas perdu ? murmura Julie troublée.
— J’avais dû le placer ailleurs un jour et je viens de le retrouver dans un autre coffret.
Du bout des doigts, Julie le frôlait comme si elle ne croyait pas à sa présence.
— Tu pensais que je l’avais égaré ? lui demanda Marie.
Elle avait espéré une réaction quelconque. Boris se trouvait ainsi mis hors de cause et Julie n’avait plus aucune raison de garder pour elle ce qui avait été un souvenir désagréable.
— Dans un autre coffret, dit-elle, l’air songeur.
— Oui, avant il se trouvait sur la commode de ma chambre et j’ai dû le placer ailleurs.
Marie ne pouvait oublier le visage ingrat de Bory, celui de son père qui l’avait regardée comme un chien battu.
— Tu ne finis pas ton morceau de clafoutis ?
Julie secoua la tête. Sa mère la sentit trop gonflée de sanglots retenus pour pouvoir parler.
— Un jour, si tu veux, je le ferai graver à ton nom… Le mien s’est presque effacé.
La petite fille cessa de le toucher et Marie respira plus librement. Elle avait craint qu’elle ne l’examine de plus près et ne voie les traces de coups de lime maladroits.
— Ça ne te plaît pas que je le porte de nouveau ?
Julie essaya de répondre mais n’y parvint pas. Pourrait-elle en un temps si court, bientôt Marie devrait la laisser, se libérer enfin de tout ce qui continuait à la bouleverser ? Marie regrettait de ne pas avoir inventé une histoire plus merveilleuse, celle d’un garçon plein de regrets qui lui aurait rapporté ce bijou. Sa petite fille avait peut-être besoin de croire à de tels prodiges, d’espérer en la bonté des hommes.
— Je suis contente, dit soudain Julie, si contente.
Et elle se mit à pleurer.
Chapitre XII
Ce dimanche fut très beau. Dans l’air flottait une odeur de moût sucré. Les vendanges s’achevaient un peu partout et en ce jour de congé les parents des villes venaient aider leur famille à rentrer la récolte. Marie avait décidé d’affronter la maison sans chercher de faux-fuyants. Elle arriva de bonne heure, ouvrit la porte sans réticences, pénétra dans la salle à manger pour ouvrir la porte-fenêtre puis dans la cuisine pour en faire autant.
Le relent fade la poursuivait partout mais elle essayait de ne pas y songer. Lorsqu’elle ouvrit le cagibi sous l’escalier elle tremblait un peu mais sa torche électrique éclaira ce qu’elle avait toujours su y trouver. Le sang de sa belle-sœur s’était infiltré entre les pierres d’escalier et avait formé une grosse flaque maintenant complètement desséchée. Elle alla chercher un balai. La poussière brune se mêla à l’autre, grise, et elle alla jeter le contenu de sa pelle derrière la maison, dans un trou qui recevait les ordures.
Elle lava ensuite le sol à l’aide d’eau de javel presque pure, en fit autant pour le couloir. Lorsqu’elle eut terminé elle essaya de se persuader que l’odeur avait complètement disparu mais savait que tant qu’elle ne nettoierait pas les marches de l’escalier elle continuerait de la sentir. Mais c’était suffisant pour une première fois et elle préféra aller se promener le long de l’étang.
À midi, elle déjeuna dehors, assise contre le mur, prenant le soleil. Il lui faudrait prendre une décision pour cette maison. En la vendant, elle pouvait acheter un appartement ailleurs, placer peut-être un peu d’argent au nom de Julie.
Le soir, avant de partir, elle voulut emporter plusieurs ustensiles de ménage qu’elle n’avait pas déménagés et alla chercher, dans la souillarde, quelques journaux pour les empaqueter. Elle enveloppa deux casseroles, deux bocaux en verre fragile, une poêle graisseuse. Et dans la pile de journaux elle découvrit un magazine qu’elle n’avait jamais vu. Un magazine consacré à la moto.
Elle resta immobile à regarder la couverture. Un dessin assez réaliste représentant une fille et un garçon sur une grosse moto lancée à toute allure dans un chemin forestier.
Julie avait-elle pu acheter cette revue ? Ou bien la lui avait-on donnée ? Possible que ce Gildas l’ait apportée pour qu’ils la parcourent ensemble.
Elle l’ouvrit, tourna les pages avec beaucoup de lenteur dans l’espoir de découvrir un signe, un indice, un simple coup d’ongle même qui lui donneraient une indication précieuse.
Ce fut presqu’à la fin qu’elle trouva ce qu’elle cherchait. On avait découpé habilement dans une page la représentation d’une moto. Aucun doute là-dessus. Malgré la bizarrerie des contours restants, elle pouvait l’identifier grâce aux roues.
Julie avait toujours aimé découper. Il n’y avait pas si longtemps elle réclamait sans cesse des catalogues de grands magasins, découpait des mannequins, des meubles, recréait tout un monde miniature qu’elle collait sur des feuilles blanches. L’une représentait une cuisine avec tous les ustensiles, tous les appareils, l’autre une chambre à coucher avec deux personnes allongées dans le lit, des piles de draps sur une commode. Marie s’en souvenait parfaitement.
Donc sa fille avait découpé cette moto. Il y en avait d’autres dans le magazine, des dizaines d’autres mais c’était celle-là qu’elle avait sélectionnée.
Marie emporta le magazine et se hâta de rentrer chez elle pour fouiller dans les affaires de Julie. Elle y passa toute la soirée et, ne pouvant dormir, se leva pour continuer ses recherches jusqu’à minuit, mais en vain.
Le lendemain matin, avant d’aller au travail, elle passa à la Maison de la Presse et demanda au préposé s’il pouvait lui procurer le numéro d’avril de cette revue.
— Je vais essayer, dit le marchand. Il est possible qu’ils l’aient encore à Narbonne, sinon le dépositaire central le demandera à Paris. Ça peut demander plusieurs jours, vous savez.
— Aucune importance, dit Marie.
Pourtant, craignant que le commerçant n’oublie, elle écrivit une lettre à la société d’édition, y joignit un chèque.
Le lendemain soir on sonna à sa porte et elle découvrit avec stupeur Mme Cauteret sur son palier. L’assistante sociale avait encore grossi et plus que jamais son regard paraissait dur derrière ses verres épais.