— J’ai besoin d’un mois, dit Julie. Un mois. Tu comprends ce que cela veut dire ? Je te demande de me faire confiance un mois encore. De patienter. Ensuite je partirai où on voudra que j’aille. N’importe où pourvu que nous soyons ensemble.
Julie gardait son expression boudeuse mais certainement pour ne pas abdiquer immédiatement. Depuis plusieurs jours, elle souffrait dans son affection, avait monté cette comédie — était-ce bien une comédie ? — de la maladie pour se retrancher de la vie communautaire, pour être seule à souffrir.
— Peux-tu attendre un mois ?
Inquiète, elle appréhendait une question de Julie sur l’emploi de ce mois. Elle n’aurait pas aimé lui mentir alors qu’elle ne l’avait jamais fait pour des choses importantes.
— Un mois, dit Julie.
— Je viendrai encore une fois te voir et la seconde je pense que ce sera la bonne, que le juge m’autorisera à te prendre avec moi. Je me demande ce que va en penser la voiture. Tu sais, elle est de plus en plus capricieuse et va-t-elle supporter ce supplément de poids ?
Julie sourit.
— Je ne suis pas si grosse.
— Non, mais elle va encore nous secouer en pétaradant des quatre fers. Tu la connais.
Elles riaient. Comme lorsqu’elles revenaient ensemble sur le chemin défoncé. À cette époque, elles comparaient la 2 CV à une vieille clocharde ivre.
Le lundi, Marie reçut la revue de moto et l’ouvrit avec des gestes fébriles.
— Une Honda 125 centimètres cubes, dit-elle.
Presque déçue. Ce n’était pas tout à fait une moto mais plutôt un vélomoteur. D’ailleurs, elle lut qu’on ne pouvait la conduire qu’à partir de seize ans. Pour une cylindrée supérieure il fallait avoir dix-huit ans. Cette précision situait Gildas entre ces deux chiffres.
Soigneusement, elle détacha la page, la plia en quatre et la plaça dans son sac. Le soir-même, malgré la nuit qui tombait tôt, elle conduisit jusqu’à la maison de l’étang et à partir de là essaya de reconstituer plusieurs itinéraires. Bientôt, elle se rendit compte que la vieille voiture ne pouvait passer là où une moto pouvait rouler aisément.
Elle aperçut une maison isolée non loin du hameau qu’on appelait Le Lac. Il y avait une lumière à l’une des fenêtres du rez-de-chaussée et elle fut tentée d’aller se renseigner, paniqua au dernier moment. En traversant Le Lac elle essaya de voir si un garagiste ou un simple réparateur de vélos n’y était pas installé mais l’endroit était vraiment trop petit.
Dans la nuit, elle rêva de cette maison isolée où brillait une lumière et où elle n’avait pas osé frapper. Une grosse femme aux cheveux gris la recevait très mal. Malgré ce rêve, elle décida d’y retourner le soir-même.
Ce fut un homme jeune, brun et souriant qui vint lui ouvrir la porte. Il l’écouta avec attention.
— Une moto ? Un jeudi d’avril ?
— Oui, dit-elle fébrile. Une moto comme celle-ci.
Il se tourna pour que la lumière de la cuisine éclaire la page du magazine.
— Une Honda 125…, dit-il. Je suppose que c’est très important pour vous.
— Oui, dit-elle, très important… J’ai besoin de ce… du conducteur…
— Cela ne me regarde pas, dit-il. À plusieurs reprises, à cette époque, j’ai vu passer une moto, en effet… Une Honda 125, m’a-t-il semblé… Moi aussi j’aime les motos. C’était un jeune garçon qui portait un casque rouge et une combinaison noire. Je m’en souviens parfaitement. Je riais même car il avait une drôle de position sur son engin… Son dos faisait comme une bosse… Peut-être était-il bossu…
— Il ne s’est jamais arrêté ici ?
— Non, jamais… Mais ce n’est pas la seule maison isolée dans ce coin. Il y a de vieux cabanons, des ramonétages également… Vous en trouverez bien une dizaine dans le coin. Mais tous ne sont pas habités. Des Parisiens en ont achetés et ne viennent qu’aux vacances.
Gildas avait pu abandonner sa moto dans une de ces habitations désertes, revenir le lendemain avec de quoi réparer sa roue. Dans ce cas, elle ne retrouverait jamais sa piste, quoi qu’elle fasse, à moins d’un hasard fabuleux.
— Je vous remercie, dit-elle.
— Vous êtes madame Lacaze, n’est-ce pas ?
La voyant se raidir, il sourit encore plus, montrant des dents très blanches. Dans ce sourire elle découvrit une maturité qui lui laissa à penser que l’homme n’était pas aussi jeune qu’il le paraissait.
— Comment va votre petite fille ?
— Vous me connaissez ?
— Simple hasard, et ne me prenez pas pour un curieux avide de sensationnel. J’ai été très ému par ce qui arrivait à cette enfant.
À cause de la simplicité avec laquelle il le disait elle le crut sincère.
— Je vais me renseigner, dit-il, passez à l’occasion, peut-être que j’aurai quelque chose pour vous.
Marie repartit revigorée. Depuis des années, elle n’avait pas rencontré d’homme capable de lui apporter, en si peu de temps, une telle amitié. D’ordinaire, on la considérait comme une veuve encore comestible capable de tenir une place honorable dans un lit.
Elle essaya de penser à ces cabanons et ces « ramonétages » fermés en dehors des vacances. Elle y pensa tellement que, revenue chez elle, une explication lui apparut.
Les vacances de Pâques n’avaient-elles pas été décalées pour certaines régions, Paris en particulier ?
Chapitre XIII
Elle acheta une carte d’état-major des bords de l’étang de Sigean et pointa chaque construction avec un crayon rouge. En tenant compte de ce que lui avait dit Julie, à savoir qu’elle avait coupé tout droit pour revenir à la maison tandis que Gildas poussait la moto jusqu’au garage le plus proche.
Le samedi suivant elle commença de les visiter l’une après l’autre. Beaucoup n’étaient que des ruines envahies par des ronces mais une moto avait pu y être cachée durant une nuit. Alors elle s’enfonçait dans ces gravats, déchirait son jean dans les épines à la recherche d’une tache d’huile révélatrice. La moto devait en perdre assez puisqu’elle avait taché le bas des pantalons de Julie.
À midi, alors qu’elle revenait vers sa maison du bord de l’étang, elle fit un crochet pour rendre visite à cet homme dont elle ne connaissait même pas le nom. Il était assis devant sa porte et se leva lorsque la 2 CV s’immobilisa, vint vers elle. Marie se surprit à rougir pour la première fois depuis longtemps.
— J’ai reconnu le bruit de votre bagnole, dit-il. Elle ferraille pas mal, hein ?
— Un de ces jours, elle va m’abandonner.
— Comme promis, j’ai essayé de savoir mais personne ne se souvient d’une Honda 125… Ne prenez pas cet air déçu… Personne ne se souvient de l’avoir hébergée chez lui mais des gens ont vu le même garçon bossu traverser le hameau du Lac assez régulièrement. Pas tous les jours mais presque… C’est peut-être intéressant.
Il se nommait Pierre Vardas et était maçon.
— Je restaure de vieilles bicoques, parfois des ruines. Un peu partout dans le pays. J’installe aussi les canalisations d’eau et d’électricité. Mais tout seul. Il me faut parfois un an pour terminer un chantier. En ce moment, je me paye quelques jours de vacances.
Comme elle risquait un œil vers la vieille maison, il éclata d’un grand rire.
— Je n’ai jamais le temps de travailler pour moi et le samedi et le dimanche je n’ai plus le courage… Un jour, peut-être… Qui sait. Vous n’avez rien trouvé vous-même ?
— Non.
— Venez boire quelque chose. Il fait très chaud aujourd’hui. On ne se croirait pas si près de la Toussaint.