Il lui versa un pastis qu’elle but avec plaisir. Sur la petite terrasse à côté de la maison. Il essayait d’y faire pousser des tamaris et un if.
— C’est dur dans le coin, à cause des vents. Pourtant, j’ai rapporté de la bonne terre de l’arrière-pays.
Alors elle parla. De Julie, expliqua ce qui avait amené la petite fille à tirer sur sa tante, sans faire la moindre allusion à Willy, Boris et Gildas. Il l’écoutait en bourrant sa pipe. Il faisait très doux et l’air était comme parfumé par une odeur de pierre à feu.
— Vous lui aviez appris à se servir d’une carabine ?
— Jamais.
— Et elle a su la charger, viser, tirer ?
Lui aussi se posait la question. Le juge d’instruction, le juge pour enfants avaient fini par admettre cette possibilité mais Vardas n’était pas homme à se laisser facilement convaincre.
— Pourquoi cherchez-vous le motard bossu ?
Prise de court, elle regarda ailleurs.
— Excusez-moi, dit-il, mais j’ai l’impression que tout est lié.
— Je vais partir, dit-elle.
— Dommage que j’aie prononcé ces quelques mots de trop, reconnut-il navré.
Dans l’après-midi, elle découvrit une vieille maison habitée par un ménage d’ouvriers espagnols. Seule la femme était présente et ne parlait que sa langue natale dont Marie ne connaissait que quelques mots. Effarouchée, méfiante, elle fit semblant de ne pas comprendre. Une nouvelle fois découragée, Marie s’en alla, parcourut des chemins de terre, longea des vignes, des garrigues, finit par rejoindre la vieille maison. Elle décida de l’aérer même si elle ne devait passer qu’une heure dans le coin. Lorsqu’elle ouvrit la porte elle ne fut pas assaillie par l’odeur fade habituelle. Juste celle de l’eau de javel. Elle recommencerait un jour et ce serait terminé. Il lui faudrait également nettoyer les escaliers, monter aux chambres pour ouvrir les fenêtres.
Elle espérait beaucoup du dimanche. Les gens venaient volontiers dans les cabanons, parfois de Narbonne ou de bien plus loin. Elle ne rencontra que des indifférents qui jouaient aux boules, faisaient cuire des grillades sur les sarments de vignes ou qui profitaient des derniers feux du soleil pour bronzer. On l’écoutait à peine, on devait la prendre pour une folle.
Des Toulousains qui avaient dû la reconnaître chuchotèrent entre eux, se montrèrent chaleureux et lorsqu’ils commencèrent à poser des questions précises elle rejoignit sa voiture, eut toutes les peines du monde à la faire démarrer sous leurs regards goguenards.
Ce soir-là, elle rentra désespérée et alla se coucher sans manger ni boire. Elle dormit comme une femme soûle, n’eut que le temps de bondir de son lit le lundi matin. Les jours s’écoulaient avec trop de hâte. Dimanche prochain, elle devrait aller à Carcassonne, la dernière fois… Il lui faudrait chercher du travail, se présenter, perdre d’autres jours précieux, abandonner la piste de Gildas.
Le mercredi, à bout de forces, elle roula jusque chez Pierre Vardas sans savoir ce qu’elle attendait de lui, espérant qu’il comprendrait, se moquant qu’il prenne cette visite pour une sorte de provocation. Mais aucune lumière ne brillait dans la maison dont les volets étaient clos. Il avait dû trouver un chantier éloigné. Dans ces cas-là, lui avait-il expliqué, il s’arrangeait pour vivre sur place, ne revenait qu’en fin de semaine. Déçue, et même triste, elle repartit. Il faisait nuit et elle craignait toujours de tomber en panne en pleine solitude.
Le lendemain, un jeudi, elle allait quitter le bureau, à 17 heures, lorsque le téléphone sonna.
— Pour vous, madame Lacaze, lui dit sa jeune collègue.
Tout d’abord, elle ne reconnut pas la voix de Pierre Vardas et il dut se présenter.
— J’ai quelque chose pour vous, dit-il. Je suis à Sigean… On peut se voir si vous voulez.
Il lui donna l’adresse d’un café et, sur-le-champ elle imagina les conséquences de cette rencontre. Il y aurait dix personnes pour prévenir Mme Cauteret qui, à son tour, avertirait le juge pour enfants. Confierait-il Julie à une mère qui rencontrait aussi facilement des hommes dans un bistrot ?
— Non, dit-elle, je préfère que vous veniez chez moi.
— Vous avez peur du qu’en-dira-t-on ? demanda-t-il.
— Je ne peux commettre aucune erreur… Je vous attends.
Vardas connaissait le groupe immobilier mais afin qu’il ne demande pas son étage et son appartement elle lui donna toutes les précisions utiles.
À peine venait-elle de quitter son manteau qu’il sonna.
— À votre tour ne regardez pas, dit-elle. Je suis entre deux déménagements.
— Vous ne resterez pas ici ?
— Pour Julie je dois m’en aller. C’est la seule condition pour qu’elle me soit rendue.
— Mais où comptez-vous aller ?
— Je l’ignore et je m’en moque… Je regrette, mais je n’ai rien à boire. Ni pastis ni apéritif… Juste de l’orangeade.
— Cela suffira.
Cet homme assis sur son divan dans cette salle de séjour anonyme ne la choquait même pas. Peut-être parce qu’elle n’avait jamais accepté cet appartement, ne s’y était jamais sentie chez elle. Peut-être pour une toute autre raison qu’elle voulait éviter de fouiller trop profondément.
— Je peux bourrer ma pipe ?
— Je fume aussi.
Il avait oublié ses allumettes et elle lui apporta la boîte de cuisine.
— C’est un marchand de poissons de La Nouvelle qui l’a chargé sur la route, pas loin des cimenteries.
Marie en resta stupéfaite.
— Vous n’avez jamais cherché de ce côté-là, n’est-ce pas ? Même pas chez les garagistes de Sigean ?
— Non, c’est vrai.
— Parce que vous ne vouliez éveiller la moindre curiosité, dit-il. Et cela à votre insu, malgré vous. Mais le bossu était bien sur cette route à pousser son engin et le poissonnier s’est arrêté. Il venait de passer une commande importante à un pêcheur du port. Il était à vide. Ils ont chargé la Honda dans la camionnette. Il a laissé le garçon en plein centre de Narbonne. D’abord il était trop tard pour qu’un garagiste accepte de faire la réparation et ensuite le marchand de poissons s’est douté que le garçon était sans un rond… C’est un brave type et il l’a laissé place de l’Hôtel de Ville… Le garçon lui a dit qu’il habitait tout à côté, dans une petite rue voisine.
— C’est extraordinaire, dit-elle. Comment avez-vous fait ?
— Je n’avais aucune raison de négliger le village et ses environs immédiats, et je connais des tas de gens. Je connais aussi les Cimenteries, vous pensez, un maçon. Alors j’ai rencontré des gars qui y travaillent et l’un d’eux avait vu le garçon pousser son engin, la camionnette s’arrêter. Rien de plus simple.
Marie secoua la tête.
— Non, ce n’est pas si simple… Vous avez dû perdre un temps fou à faire ces recherches.
— J’ai du temps de libre, je vous l’ai dit.
— Je vous croyais sur un chantier.
Puis elle fut si gênée qu’elle se leva, alla chercher la bouteille d’orangeade.
— Vous en boirez bien un verre.
— Comment avez-vous dit ? Que vous me croyiez sur un chantier ? Mais pourquoi ?
— Mercredi, je suis passée devant chez vous, dit-elle en rougissant, et il n’y avait pas de lumière.
— Je suis rentré tard, mercredi… Je faisais les bistrots de La Nouvelle pour rencontrer des cimentiers. Ce sont des gens qui ont toujours soif. Des gens avec des poumons tapissés de poussière dure… Si j’avais su que vous passeriez je vous aurais attendue.
— C’était tout à fait accidentel, dit-elle.
Il leva son verre et en but une grande gorgée, le mira dans la lumière de la lampe.