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— Quelle couleur !.. C’est drôle mais je ne savais pas que c’était aussi bon. J’ai le tort de ne boire que du vin et du pastis. Mais rassurez-vous, dans des limites raisonnables. Sur les chantiers, je ne bois que de l’eau… Lorsque je travaille dans les Corbières surtout. L’hiver, les sources coulent. Au printemps aussi. L’eau y est excellente.

Elle réfléchissait. Lorsqu’elle avait abordé ces groupes de motards de Narbonne, elle avait commis une erreur. Tous ces jeunes âgés de plus de dix-huit ans pilotaient de grosses motos. Ils devaient dédaigner les engins de petite cylindrée, ceux réservés aux moins de dix-huit ans. De plus, leurs machines coûtaient fort cher et Gildas ne devait pas être très riche puisque, selon le poissonnier, il n’avait pas un sou en poche pour faire réparer sa roue.

— Excusez-moi, dit-elle en se rendant compte qu’elle ne l’écoutait plus depuis quelques instants.

— Vous pensez à lui, n’est-ce pas ? Croyez-vous que vous allez pouvoir utiliser tout ça ?

— C’est déjà beaucoup, dit-elle.

— Oui, mais pas assez… Le marchand de poissons m’a dit qu’il n’était pas très bavard. Il a bien essayé de lui faire dire qui il était, d’où il venait, ce qu’il faisait, mais le garçon s’est défilé. Finalement, ils ont parlé mécanique. Là-dessus, paraît-il, le garçon était intarissable.

— Est-il vraiment bossu ?

— Il doit avoir une déformation de l’épaule… Autrement, il serait assez joli garçon, mais ça doit le rendre sauvage.

Il termina son verre d’orangeade.

— D’ailleurs, il allait comme un dingue sur sa petite moto et traversait Le Lac sans ralentir. Il a failli écraser quelques chats. Le genre de type qui oubliait sa bosse grâce à la vitesse. Ah ! si, autre chose, d’après le poissonnier la Honda n’était pas toute récente. On l’avait même repeinte maladroitement en vert pomme. La peinture avait même coulé en certains endroits.

Posant le verre sur le plateau, il se leva.

— Voilà. Je ne sais pas ce que vous allez faire de ces renseignements mais j’espère que vous serez prudente. Le bossu est certainement un garçon malheureux donc dangereux. Ne croyez pas que je n’aime pas les jeunes. Mais je me mets à sa place. Entre seize et dix-huit ans, une gueule pas trop moche mais cette saleté dans son dos, il y a de quoi désespérer de la vie, vous comprenez ? Une moto c’est fait pourquoi la plupart du temps ? Pour se donner confiance, pour se croire supérieur en faisant du slalom entre les voitures, en allant parader sur les « Barques » à Narbonne ou sur les plages l’été. Mais aussi pour draguer les filles. Et notre pauvre petit bossu ne pouvait se permettre de prendre une fille sur son siège arrière. Imaginez un peu. Elle s’installe, elle noue ses bras autour de la taille du gars. Et où met-elle sa tête ? Vous les avez vues comment elles font ? La joue appuyée contre les dorsaux du pilote, les yeux fermés, la bouche ouverte, grisées par la vitesse. Avec lui, impossible.

Julie, pourtant, l’avait fait. Une petite fille pas assez grande pour que cette bosse la gêne. Elle collait sa joue contre les reins du garçon, et lui s’imaginait qu’il emportait une jeune fille. Il oubliait son infirmité et ensemble ils roulaient comme des fous dans les garrigues, les chemins creux. Ces images l’émouvaient. Mais Gildas avait oublié la petite cavalière qui l’acceptait tel qu’il était. Pire, il l’avait abandonnée et elle, fidèle, raisonnant comme toujours avec une maturité d’esprit extraordinaire, avait tu sa présence, avait refusé de le désigner comme seul coupable.

— Bonsoir, dit Pierre Vardas. Vous avez besoin de réfléchir maintenant. Si vous en avez le temps, passez donc me voir… Et souvenez-vous, restez prudente avec le petit bossu, même s’il vous donne envie de pleurer comme maintenant.

Ne pouvant prononcer un seul mot, elle le raccompagna jusqu’à la porte. Gentiment, il lui tapota l’épaule et s’en alla.

Chapitre XIV

Depuis une heure, elle rôdait dans les petites rues proches de l’Hôtel de Ville. Parfois, elle pénétrait sous un porche, dans des cours successives. Une simple tache verte suffisait à faire battre son cœur. Elle découvrit quelques motos garées dans des couloirs et même une petite Honda de couleur rouge. Elle tourna longtemps autour de cette dernière, osa se pencher, essayer de gratter la peinture écarlate, espérant trouver une autre teinte dessous. On faillit la surprendre et elle finit par rejoindre la rue. Gildas avait pu peindre son engin mais s’il manquait d’argent il n’avait pu faire qu’un travail grossier.

Elle consultait les boîtes aux lettres, montait aussi dans les étages pour lire les plaques sur les portes. À partir d’une certaine hauteur on ne trouvait plus que des morceaux de carton griffonnés, tapés à la machine à écrire plus rarement. Mais Gildas pouvait être un nom inventé, un surnom qui n’apparaîtrait nulle part, qui n’appartenait qu’à la mémoire des gens ayant connu le bossu, qu’à un petit groupe de ceux qui, du même milieu que le garçon, le protégeraient instinctivement.

Comme elle passa plusieurs fois dans les plus étroites ruelles on commença de la regarder. Des fenêtres s’ouvraient directement sur les odeurs d’urine de chat et l’ombre endémique de ces canons urbains. Depuis longtemps, l’ancienne population de ce quartier habitait ailleurs, dans les constructions récentes de la périphérie. Ne restaient que des vieux, et une nouvelle génération de gens hétéroclites, que le manque d’argent empêchait d’aller ailleurs. Des gens âgés et des jeunes qui se regardaient avec méfiance. Mais qui retrouvaient une fraternité éphémère pour signifier à Marie qu’elle n’avait rien à faire dans le coin.

De temps en temps, elle échappait à ce labyrinthe froid et humide pour retrouver une rue à peine plus large mais passante, animée par quelques étalages de fruits et primeurs. C’est au cours d’une de ces remontées vers un air plus respirable qu’elle découvrit un petit marchand de cycles et osa lui parler d’un garçon bossu qui possédait une Honda 125 peinte en vert pomme.

— Non, je ne vois pas, dit l’homme. Des motos, on commence à en voir un peu trop dans le coin. La nuit, ces petits salauds font des courses dans les ruelles. Et que je t’y vais pleins gaz et pot d’échappement trafiqué. Ah ! c’est du joli.

Il ne s’intéressait qu’aux bicyclettes, avait une haine féroce pour tout ce qui pétaradait. Elle n’en tirerait rien et revint vers l’Hôtel de Ville, pénétra aux Dames de France. Juste le temps de côtoyer beaucoup de monde, de se laisser aller au rythme des clients. Dans ces grands magasins, on pouvait abandonner le commandement de son corps, de ses jambes. C’était presque reposant si l’on ne prétendait pas aller à contre-courant ou simplement avoir un but déterminé.

Elle croisa plusieurs garçons et filles en combinaison de motard, se retourna pour les suivre des yeux. Des plus de dix-huit ans qui possédaient des monstres rugissants et non une sorte de vélo avec un moteur. Des êtres supérieurs qui avaient dans leurs yeux la certitude d’appartenir à l’élite routière. Rien à voir avec le petit boscot qui montait un engin à la cylindrée limitée par la loi, un être que l’âge frappait d’incapacité partielle, un handicapé de la mécanique. Du corps également.

Tout en se laissant porter par la foule, elle réalisa que Gildas ne devait guère avoir d’amis pour s’en aller loin de Narbonne, seul avec sa Honda. Un souffre-douleur ? Un exclu ? Participait-il, le soir, à ces rondes bruyantes dans les rues de la vieille ville, à ces gymkhanas provocateurs pour les derniers habitants des ruelles ?

Une nouvelle fois, elle plongea dans le labyrinthe, essaya de trouver de nouvelles ruelles, d’autres immeubles anciens à visiter. Dans certains la minuterie ne fonctionnait plus. Il y avait des cabinets de palier à l’odeur repoussante, des robinets d’étage également. Elle vit une dame âgée venir chercher un broc d’eau comme elle devait le faire depuis toujours.