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Soulagée, Marie eut envie de rire. Elle avait craint qu’il ne soit arrivé quelque chose à Julie.

— Nous en avons parlé tout à l’heure avec Gilberte… Elle pense que ta fille invente ces copains parce que, justement, elle a une envie folle d’en avoir en vrai… Bien sûr, Gilberte s’exprime autrement mais tu me comprends ?

— Très bien, fit Marie amusée.

— Ce n’est pas normal qu’elle vive seule là-bas, dans cette maison isolée. Tu devrais chercher quelque chose au pays…

— Mais quel mal y a-t-il à ce que Julie s’invente des petits amis ? Peux-tu me le dire ?

Prise de court, Germaine ne laissa passer que sa respiration un peu haletante. Elle avait toujours eu des difficultés avec ses bronches.

— Mais voyons, ça peut s’aggraver… Julie a dix ans maintenant… Si elle n’en avait que six ou sept… Gilberte…

— Gilberte n’est pas médecin que je sache ou psychologue ? Je ne vois pas pourquoi ce serait moins grave si elle était moins âgée…

— Je te rappelle que Gilberte veut devenir assistante sociale et qu’elle lit avec attention des tas de livres… Ce n’est quand même pas n’importe qui !

— Ne te fâche pas… Je suis certaine que Julie est très heureuse ainsi… Que si nous venions vivre dans le village ce ne serait pas la même chose pour elle. Et puis nous avons cette maison gratuitement. Je n’ai pas les moyens de payer un loyer.

— Vends la maison.

Le visage bienveillant de Marie se ferma.

— Je ne vendrai jamais la maison de Noël. D’ailleurs, elle appartient à Julie… Tu le sais bien.

— Moi j’ai tout vendu.

— Tu ne t’attaches à rien, répondit Marie, la première surprise de se montrer aussi sévère avec sa belle-sœur.

— Rien que de vieilles baraques sans intérêt ! s’exclama Germaine avec colère.

Puis elle se calma, reparla de ce que lui avait dit sa fille :

— Voyons, réfléchis. Noël est mort en 1965… Ce fut un premier choc affectif pour ta fille… Elle aimait beaucoup son père et a reporté son sentiment sur Simon qui, à son tour, est mort trois ans plus tard…

— Ce sont des choses qui arrivent, murmura Marie.

— Il n’est pas question de ça mais de Julie… Privée de son frère, elle a fini par s’en inventer un.

— Jamais elle ne parle de frère mais d’un camarade, fit remarquer Marie.

— Oui, comme l’explique Gilberte, c’est pour composer avec la réalité… Elle ne peut pas te parler d’un frère car tu ne la croirais pas… Alors que tu acceptes un ami… Mais c’est la même chose… Et d’après Gilberte, ce n’est pas normal… Il faudrait que tu la surveilles étroitement et si elle persiste dans ces curieuses inventions il te faudra la conduire chez un spécialiste…

— Merci beaucoup, dit sèchement Marie en raccrochant.

Mais Germaine la rappela :

— Tu as tort de te fâcher. À ta place, j’irais faire un tour là-bas quand Julie ne s’y attend pas.

— Ne te mêle plus de ça, répliqua Marie indignée. Je ne vais quand même pas espionner ma fille.

Cette fois sa belle-sœur se le tint pour dit et n’essaya pas de la rappeler.

Lorsqu’elle rentra ce soir-là, Julie n’était pas dans la maison et elle partit à sa recherche. Elle la rencontra qui revenait de l’étang, couverte de vase.

— Tu es dans un bel état.

— Nous avons tiré la grosse caisse jusque là-bas pour essayer de la faire flotter mais elle s’enfonce.

— Qui t’a aidée ?

— Mais Boris, voyons.

Un petit vent du nord soufflait à travers les terres salées qui entouraient l’étang et Marie frissonna.

— Il est revenu ? T’a-t-il expliqué pourquoi il n’est pas venu samedi ?

— Il n’a pas osé.

De loin, la maison lui apparut telle qu’elle était pour la première fois depuis qu’elle l’habitait. Insolite, sans grande beauté. Si elle n’avait pas été seule à se dresser au milieu de ces plantes aquatiques quel charme aurait-elle eu avec sa façade lépreuse, son toit irrégulier mais fécond en gouttières, ses volets déteints ? La pensée qu’elle allait s’enfermer là pour la nuit avec Julie lui fut presque désagréable.

— Courons, dit-elle en prenant la main de sa fille.

Essoufflées, elles pénétrèrent dans la cuisine en riant. Marie mit du lait sur le gaz pour les réchauffer.

— Tu iras prendre un bain pendant que je préparerai le repas. Vous n’avez pas eu trop de mal avec la caisse ?

— Boris est très fort, tu sais.

Marie dormit très mal, se leva tôt. Elle voulait en avoir le cœur net. Avant de partir à son travail, elle alla faire un tour au bord de l’étang et vit la caisse amarrée au bord par une vieille corde. Une caisse étroite, de près de deux mètres de long sur un de large et qui devait peser lourd. Jamais Julie n’aurait pu la traîner seule jusqu’à l’étang.

Elle y pensa toute la journée. À midi, elle ne disposait que de trois quarts d’heure, faisant la journée continue, se contentait d’un sandwich. Elle faillit retourner à l’improviste à la maison, pour voir ce que faisait Julie, si ce Boris existait réellement. Quelle joie si elle avait pu contrarier sa belle-sœur, lui opposer un démenti. Mais pour ce sentiment un peu mesquin ne risquait-elle pas de surprendre Julie dans une sorte de rêve éveillé ? Elle adorait son frère Simon, mais ne parlait plus de lui depuis sa mort. Était-ce lui qu’elle tentait de faire revivre à travers des silhouettes fugitives et successives ? Willy n’avait duré que quelques jours. Boris paraissait mieux accroché, comme si l’enfant avait réussi à parfaire son œuvre.

Reprendre son travail, plonger dans la réalité des chiffres, des dossiers, l’empêcha d’errer davantage à la limite du rêve. Pourquoi Willy, Boris n’existeraient-ils pas ?

Lorsqu’elle ouvrit la portière de sa vieille 2 CV, elle découvrit sa belle-sœur installée sur le siège avant.

— Tu ne fermes jamais à clef ?

— La serrure ne fonctionne plus… Tu m’attendais ?

— Tout à l’heure, je suis passée à la maison… Ne me regarde pas ainsi, mais la pensée que ta gosse est seule là-bas durant toute la journée me met en transe.

— Je ne peux l’amener à mon travail durant ses vacances scolaires.

— Tu pourrais me la confier.

— Julie n’acceptera jamais.

Autant se montrer franche avec Germaine qui ne parut pas autrement vexée.

— Bon, tu es passée là-bas et puis ?

— Je me suis arrangée pour regarder par la petite fenêtre de derrière… J’ai trouvé une vieille échelle et j’ai grimpé… Julie était dans la cuisine. Elle mangeait…

— Une omelette froide. Julie adore, du saucisson… Ah ! oui, elle a dû faire réchauffer un reste de riz à la tomate.

— Il y avait deux assiettes. L’une en face de l’autre. Julie me tournait le dos. Deux assiettes, deux verres, deux couverts. De l’omelette dans chaque assiette.

Germaine avait prononcé cette dernière phrase la voix plus basse, comme si elle avait peur.

— Tu n’as jamais joué à la dînette étant jeune ?

— Si, mais…

— Nous jouions avec de minuscules assiettes parce que nous n’avions pas la chance, je dis bien la chance, d’être seules au repas. Julie a cette chance et pour elle c’est un jeu, voilà tout… Moi, je trouve merveilleux qu’elle ait tant d’imagination.

— Marie, tu exagères… Tu ne te rends pas compte… Mais c’est tous les jours que ta fille…