Des noms, des noms, souvent espagnols, italiens, arabes plus rarement. Quelquefois des prénoms d’un autre âge : Mlle Eudoxie Rigal, M. Zozime Ramet… Germaine, et surtout sa fille Gilberte lui avaient assez bien reproché d’avoir appelé sa fille Julie.
À force d’errer dans ces pierres d’un autre âge, elle finissait par oublier Gildas, se laissait gagner par une certaine mélancolie. Elle avait l’impression de visiter une cité fantôme, mais il y avait des bruits de radio, des odeurs et parfois l’écho d’une dispute qui n’avait jamais commencé et qui ne finirait jamais.
Elle pensait que Gildas avait pu trouver refuge dans un tel endroit. Peut-être même ces lieux l’avaient-ils sécrété comme ils sécrétaient des cafards et des « poissons d’argent » ?
— Bonjour.
Comme prise en faute, Marie sursauta alors qu’elle lisait un nom écrit à la craie sur une porte. Une jeune femme brune arrivait derrière elle, un peu essoufflée par les deux étages et une grossesse d’au moins six mois.
— Vous cherchez quelqu’un ?
— Un jeune garçon, il se nomme Gildas, il a une petite moto et une sorte de bosse dans le dos.
La jeune femme se mit à rire.
— Une moto et une bosse…
Marie sourit également.
— Je croyais que c’était le propriétaire qui vous envoyait. Il doit faire déboucher les cabinets depuis quinze jours et depuis nous ne payons pas le loyer pour l’y obliger. Il nous a menacés d’envoyer l’huissier.
— Je n’ai rien d’un huissier, fit Marie amusée.
— Non, bien sûr, mais celui du proprio emploie une jeune femme, clerc si vous voulez parce qu’il a la trouille de venir lui-même. Il pense qu’un sourire féminin arrangera tout. Gildas avez-vous dit ? Je ne connais personne de ce nom. Un nom assez rare, non ? Un journaliste de la télé ne s’appelle-t-il pas ainsi ?
— Tiens, c’est vrai, dit Marie, je n’y avais jamais pensé.
Y avait-il un rapport ? Le garçon ressemblait-il à ce journaliste ?
— Tant pis…, dit-elle.
— Vous n’avez pas d’autres indications ?
La jeune femme ouvrait une porte mais ne paraissait pas pressée de rentrer chez elle.
— Je sais seulement qu’il peut habiter dans les quartiers autour de la place de l’Hôtel de Ville.
— Ça fait beaucoup de maisons à visiter. Vous en avez pour des jours, des semaines.
— Une demi-journée m’a déjà épuisée, avoua Marie, je me demande si je ne vais pas renoncer.
— C’est important ?
— Oui, très important.
Cette inconnue avait le même sourire que Pierre Vardas. Elle aussi provoquait la sympathie, dégageait une grande chaleur humaine, une compréhension sincère.
— Si vous ne trouvez pas ?
— Je ne sais pas, mais je crois que je continuerai à chercher toute ma vie durant.
— Voulez-vous entrer ?
Elle trouva stupide de dire qu’elle allait déranger. Elle suivit la jeune femme qui posa son panier de provisions sur un banc de bois. On pénétrait dans une grande salle, sobrement meublée.
— Nous sommes venus pour les vendanges, mon mari et moi, et nous n’avons pas envie de remonter à Paris. Pourtant, ça fait six mois que nous en bavons à essayer de trouver quelque chose dans ce pays.
— Il n’y a pas de travail.
— Mon mari travaille au marché.
Elle désigna le panier :
— Tout ce qu’il peut récupérer, tout ce qui se jette et qui est encore très sain… Tout un art de vivre pour peu d’argent, vous savez. Il a une famille, ce Gildas ?
— Je l’ignore. Au départ, je n’avais que la moto. Puis j’ai découvert que c’était une Honda 125, qu’elle n’était pas récente et qu’il l’avait repeinte en vert lui-même. Puis j’ai su qu’il était bossu et que la dernière personne à l’avoir vu l’avait déposé lui et son engin place de l’Hôtel de Ville. On ne peut quand même pas aller très loin avec une petite moto dont la roue est crevée.
— C’est déjà beaucoup, dit la jeune femme.
Sur la porte, Marie avait lu deux prénoms et un nom, Paul et Caroline Gauthier.
— Écoutez, pour les motos il y en a dans le coin, mais pas des masses. Ou ce sont des jeunes sans problèmes d’argent, qui en ont, ou ce sont les petits loulous des grands ensembles périphériques. Je me demande si vous trouverez par ici.
— Il aurait pu demander à ce poissonnier qui l’a déposé au centre de l’amener jusque là-bas. Je crois savoir qu’il n’est pas très argenté. Il pourrait être un de ces loulous, en effet. Mais c’est dans ce coin qu’il a été vu pour la dernière fois.
— Évidemment, vous pouvez tomber sur lui par hasard mais encore faudrait-il se promener sans arrêt dans le quartier.
— Je ne suis pas de Narbonne mais de Sigean… Je travaille toute la semaine et n’ai que le samedi et le dimanche. Mais un seul dimanche tous les quinze jours.
Caroline Gauthier vidait son panier en examinant chaque fruit, chaque salade. Marie, étonnée, n’arrivait pas à croire que ces produits avaient pu être jetés. Pour une simple tache, pour quelques tavelures. Depuis quelques jours, elle découvrait que l’on pouvait vivre différemment de ce qu’elle connaissait. D’abord avec Pierre Vardas puis avec cette jeune femme.
— Est-ce que ce Gildas travaillait, à votre avis ?
— Non, je ne le pense pas.
— Il n’allait pas à l’école non plus ?
Comment aurait-il pu suivre des cours et rejoindre Julie lorsque celle-ci rentrait de classe ?
— Certainement pas ou bien alors de façon très fantaisiste.
— Mais il trouvait de l’argent pour mettre de l’essence dans sa moto.
— Peut-être la vole-t-il, dit Marie.
— Vous ne l’aimez pas beaucoup, n’est-ce pas ? demanda Caroline Gauthier. Vous a-t-il fait du mal ?
Elle préféra ne pas répondre, regarda ailleurs.
— Je dis ça parce que vous ne paraissez pas accepter sa personnalité. Qu’il soit bossu, qu’il ait une moto, pas d’argent, pas de travail ou pas d’école attitrée, tout cela vous paraît inadmissible. Avez-vous essayé de savoir qui il était réellement ?
— Je n’en ai pas eu le temps, dit Marie. Maintenant il faut que je vous laisse. Vous avez été très aimable.
— Ne le prenez pas mal mais pour moi ce Gildas est un marginal, un asocial comme je le suis, comme l’est mon mari et instinctivement je prends sa défense.
— Je comprends très bien, dit Marie. En agissant comme je le fais je ne trouverai personne pour m’aider, n’est-ce pas ?
— C’est fort possible, surtout si vous ne dites pas ce que vous lui voulez exactement.
Marie hocha la tête. Cette jeune femme ne comprendrait pas qu’elle voulait retrouver Gildas afin de l’accuser d’un crime pour lequel sa petite fille lui avait été enlevée. Jamais elle ne pourrait lui expliquer ses souffrances, ses remords.
— Vous allez continuer quand même ?
— Il le faut bien.
— Avez-vous songé un seul instant que ce Gildas pouvait être un fugueur ? Il y en a des tas en ce moment qui vont de ville en ville, un jour ici le lendemain ailleurs…
Marie, intéressée, revint vers le centre de la pièce.
— Ces gosses-là ont souvent des adresses où ils n’ont qu’à se présenter pour recevoir un coin pour coucher et de quoi manger. En général chez d’autres gosses qui ont toujours eu envie de filer ailleurs mais qui n’arrivent pas à concrétiser leur rêve. Mais il y a aussi des foyers, des centres d’accueil… Je suis certaine qu’à Narbonne il y en a un ou deux… D’autres aussi à la campagne.