— Merci, dit Marie.
Elle partit avec la certitude de laisser d’elle une image antipathique. Cette femme devait la trouver incapable de communiquer avec les autres, uniquement préoccupée par son idée fixe. Elle faillit retourner, aller plaider sa cause.
Chapitre XV
Jamais Julie ne lui parut en aussi excellente santé que ce dimanche-là et aussi joyeuse. Mme Cauteret s’était abstenue de téléphoner à la directrice de l’institution, à moins qu’on ait eu la délicatesse de ne pas en informer Julie.
— J’ai bon espoir, lui dit Marie. Je suis sur la bonne voie et d’ici quinze jours nous serons ensemble.
— Dans quelle ville irons-nous ?
— Peut-être Béziers… Agde… Ou pourquoi pas Sète ?
— J’aimerais bien Sète à cause du port. Ce serait très agréable que d’aller voir les bateaux… Tu crois que les gens sont gentils, là-bas ?
— Oh ! mais certainement. Il n’y aura aucun problème.
— Crois-tu que je pourrai rentrer en sixième ?
Marie faillit montrer son embarras. Dans sa poursuite d’une chimère ne négligeait-elle pas l’avenir de sa fille ?
— La directrice dit que je travaille bien. Mais je suis sûre que dans un C.E.S. c’est complètement différent.
Dans les quinze jours à venir, il lui faudrait trouver du travail, un appartement, inscrire Julie dans un collège et poursuivre ses recherches. La veille, elle avait trouvé deux foyers pour jeunes gens dans l’annuaire, l’un à Narbonne ville l’autre dans la campagne. Celui de la ville n’était pas situé dans le centre mais dans les faubourgs, sur la route de Carcassonne. Elle s’y était présentée mais n’avait trouvé personne. Une voisine avait bien voulu lui dire que le foyer ne fonctionnait que l’été et jusqu’à la fin des vendanges.
— Heureusement, avait-elle ajouté, venimeuse, on n’est quand même pas tranquille avec tous ces voyous…
Encore une fausse piste. Elle n’avait même pas envie de se rendre à l’autre du côté de Gruissan.
— À quoi penses-tu ?
— À ce que nous pourrons faire dans quinze jours, lui dit Marie en sursautant.
— Tu as l’air d’avoir du souci.
— Rien n’est facile… Mais il faut que j’y parvienne.
— Pourquoi n’as-tu pas accepté pour Béziers ?
— Parce que c’était Mme Cauteret qui m’avait trouvé cette place. Penses-tu que j’ai eu tort ?
— Non, pas du tout. Tu sais, je peux vraiment attendre quinze jours de plus s’il le faut, je ne suis plus une enfant.
— C’est très gentil de ta part…, commença Marie.
Puis elle se sentit brusquement angoissée. Cette façon de dire « Je ne suis plus une enfant ». Mais elle le savait fort bien que Julie n’était plus une enfant, qu’elle avait un jugement bien meilleur que chez bien des adultes, qu’elle s’intéressait à des sujets qui auraient rebuté des êtres de vingt-cinq ans et plus. Mais pourquoi pensait-elle immédiatement aux possibilités intellectuelles de Julie et jamais à son apparence physique. « Je ne suis plus une enfant. » Marie l’examina furtivement. Elle pouvait paraître plus que son âge mais elle restait encore une petite fille. Alors pourquoi disait-elle qu’elle n’en était plus une ? Parce qu’en ce moment elle assumait les responsabilités d’une adulte ? Parce qu’elle avait commis un acte d’adulte en tuant sa tante et qu’elle payait comme une adulte ? Ou bien alors ce Gildas…
— Tu vas rire, lui disait Julie, mais je viens de lire un roman de la Comtesse de Ségur… Je n’en avais jamais lu et ici il n’y a pas tellement le choix, tu sais… Les Petites Filles modèles, Les Malheurs de Sophie, c’est plutôt bébête…
— Oui, dit Marie, ces fillettes qui vivent dans un château et dont le passe-temps favori est de faire la charité, ce n’est pas vraiment crédible.
— Celui que j’ai lu jusqu’au bout c’est : François le Bossu, dit Julie.
Marie se hâta de répondre. Surtout pour ne pas marquer son trouble par la moindre hésitation :
— Je ne m’en souviens pas tellement.
— C’est pas mal du tout…
Elle pensait toujours à ce Gildas, devait même imaginer une belle histoire dont elle était l’émouvante héroïne qui sauvait le pauvre bossu d’un triste sort en prenant sa place.
— Tu crois que c’est possible dans la vie d’aujourd’hui ? demanda-t-elle à sa mère.
— Pourquoi pas, dit Marie. Oh ! bien sûr, il faut transposer l’intrigue, oublier ces châteaux et tout le reste…
Comment faire pour l’empêcher de s’enfoncer une nouvelle fois dans l’erreur ? N’avait-elle pas eu tort de faire semblant de retrouver la gourmette ? De laver Boris de tout soupçon ? Au milieu de ces étrangers qui favorisaient chez Julie un certain repli sur elle-même n’allait-elle pas de nouveau parer ses éphémères compagnons de toutes les qualités ? N’allait-elle pas trouver des excuses à Gildas, attendre indéfiniment son retour ? D’autre part, avait-elle le droit de laisser Julie dans l’affreuse conviction que l’amitié, voire l’amour n’existaient pas, que chacun ne cherchait qu’à tromper, dépouiller l’autre ?
— François le Bossu finit par mourir, dit Julie, et c’est aussi bien comme cela.
— C’est un peu triste, non ?
Julie ne répondit pas.
Ce fut sur le chemin du retour qu’elle se sentit incapable de retrouver son petit appartement, cette cellule anonyme incluse dans d’autres cellules où la vie se manifestait bruyamment, accusant encore sa solitude. Il faisait nuit lorsqu’elle aperçut la lumière. Pierre Vardas avait déjà ouvert sa porte, l’attendait en tirant sur sa pipe.
— J’ai reconnu le bruit du moteur, dit-il.
— Un beau jour, il m’abandonnera complètement, répondit-elle. Je ne vous dérange pas ?
— Cette question n’est pas à poser, dit-il. Vous avez l’air d’avoir besoin d’une bonne grillade et d’un verre de rouge… Justement, j’ai tout ce qu’il faut.
Des souches de vignes brûlaient dans la cheminée et elle s’en approcha, découvrant qu’elle avait froid, qu’elle était lasse. Elle le regarda faire griller la viande comme dans un rêve.
— Je devrais vous aider, dit-elle.
— Reposez-vous, essayer de laisser tomber ce fardeau qui commence à devenir trop lourd pour vous.
Elle ferma les yeux, réussit à retenir ses larmes.
— Allez-vous le porter toute la vie ? Vieillir avant l’âge à cause de vos efforts désespérés ?
— Je ne sais pas. Pour un soir peut-être, mais demain je me sentirai obligée de le reprendre…
— Et si Gildas n’existait pas ? S’il n’y avait qu’une suite de coïncidences. La vie n’est-elle pas ainsi, faite de hasards ? Certains s’amusent à les lier pour nous croire prédéterminés ? N’est-ce pas absurde ?
Marie aurait pu accepter cette hypothèse si quelques heures plus tôt sa fille ne lui avait parlé de ce livre, François le Bossu. Nouvelle coïncidence ? C’était Pierre Vardas qui, la première fois, avait affirmé que le motocycliste inconnu avait une bosse. Le poissonnier avait confirmé. Elles n’en avaient jamais parlé, Julie et elle. Et pourtant sa petite fille évoquait François le Bossu de la Comtesse de Ségur, et ce ne pouvait être un hasard.
— Venez manger.