Peut-être but-elle un peu trop de vin. Peut-être pour la première fois depuis des années se sentit-elle bien, au chaud, protégée, avec quelqu’un qui pensait à fermer les volets, la porte, à éteindre le feu, la lumière. Quelqu’un qui à sa place avait débarrassé la table, quelqu’un qui l’avait aidée à s’allonger sur un lit, qui avait soigneusement étendu de chaudes couvertures sur elle.
Dans la nuit elle se réveilla, sut qu’elle était chez Pierre et qu’il ne pouvait être très loin. Elle l’appela et il accourut aussitôt. Dans l’obscurité, elle lui prit la main et la porta à ses lèvres, puis le força à s’allonger auprès d’elle. Lentement, très lentement, ils s’embrassèrent, se dénudèrent, firent l’amour. Sur un rythme si lent que ce fut bientôt pour elle l’heure de partir.
— Je reviendrai…, dit-elle. Mais je ne peux te dire quand.
— Toute la semaine j’attendrai, répondit-il simplement.
Toute cette journée du lundi fut pleine, grosse dans le sens de fécondée, d’un merveilleux bonheur, mais la nuit suivante, dans cet appartement détestable, accrocha de nouveau sur ses épaules un sac d’incertitudes, de questions. Elle se sentait coupable, attendait résignée un châtiment inévitable.
Le mardi, à 17 heures, sans même passer chez elle, elle rejoignit Pierre Vardas dans sa maison isolée.
— Je viens faire l’amour avec toi…, lui dit-elle. Tout de suite.
Plus tard, elle fut inquiète.
— Tu m’as trouvée excessive, n’est-ce pas ? Un peu folle ? Je dois te donner l’impression de ne penser qu’à ça, de ne pas savoir être tendre, mais c’est dans le plaisir que j’arrive vraiment à oublier.
Il avait préparé une grosse soupe paysanne qui faisait flotter dans la maison un chaud parfum de bien-être et de pérennité de la vie. Une odeur qui allait bien aux murs épais, à la rusticité du décor.
— Tu en as fait pour une famille nombreuse, remarqua-t-elle. Tu aimes tant la soupe ?
— Pas à ce point, mais je l’aurais fait réchauffer plusieurs soirs de suite pour que son odeur t’accueille.
Ce soir-là, elle parla. Il l’écouta sans l’interrompre. Elle raconta sa vie depuis la mort de son mari, puis celle de Simon, son fils. De ses difficultés, puis de Julie, surtout de Julie, de Willy, de Boris et de Gildas. De sa belle-sœur, de sa nièce et de Mme Cauteret.
— Ils ne me la rendront que si je quitte ce pays pour m’installer ailleurs, et ils ont raison. Julie ne peut affronter les gens d’ici, même pas leurs regards.
— Je peux trouver un chantier dans d’autres départements, dit Pierre Vardas. La semaine prochaine, j’irai trouver le juge pour enfants. Je lui expliquerai qui je suis, ce que je compte faire. Il me fera confiance. Je saurai le convaincre.
Marie se taisait. Julie serait-elle convaincue ? Comment lui expliquer qu’il y aurait désormais un Pierre Vardas avec elles ?
— Il te faut lui écrire.
— Oui, dit-elle, demain.
— Et Gildas ?
— Je ne sais pas… Peut-être qu’il y a eu une série de coïncidences, effectivement.
Pierre fumait sa pipe en la regardant tranquillement.
— Tu ne l’accepteras jamais, dit-il. Autant essayer encore. Demain, je partirai pour Narbonne et je chercherai. Mais accepteras-tu sans arrière-pensée ce que je te dirai ensuite ?
— Oui, dit-elle, sans arrière-pensée.
Elle reprit son travail, ses petites habitudes. Le mercredi passa aisément, le jeudi fut plus difficile. Pierre lui avait dit qu’il lui téléphonerait dès qu’il aurait du nouveau. Mais il ne le fit pas. Le jeudi soir, elle vint jusqu’à la maison. Les volets, la porte étaient fermés. Sachant où se trouvait la clef elle pénétra dans la grande pièce. Une odeur âcre de feu éteint y régnait. Une odeur qui sentait l’abandon définitif, et elle se hâta de ressortir, remit la clef dans sa cachette et rentra chez elle.
Pierre Vardas lui téléphona le vendredi à 15 heures.
— Voilà ce que j’ai trouvé, dit-il. Une communauté installée dans le vieux quartier dans un immeuble qui menace ruine. Des jeunes s’y succèdent constamment, ne restent que quelques jours, rarement plus d’un mois. Seuls deux types habitent là constamment. Ils ne posent de questions à personne, reçoivent, logent et nourrissent ces mômes qui passent. Parfois la police fait une descente, retrouve quelques fugueurs, quelques drogués. Ces deux types se souviennent qu’au mois d’avril un garçon est passé. Il possédait une Honda 125 achetée d’occasion et bricolée tant bien que mal. Ce garçon se nommait Gilles Dazergues, avec un Z. Il demandait qu’on l’appelle Gildas. Il venait de Lyon, parlait de l’Espagne. Toute la journée il filait sur son engin, ne rentrait pas tous les soirs. Une nuit, il est revenu vers minuit, a dit qu’il avait crevé. Le lendemain, il a réparé sa roue. Il semblait avoir hâte de pouvoir conduire de nouveau sa petite moto. Et puis un beau jour il a disparu et les deux types en question pensent qu’il a dû passer en Espagne. Ou qu’il est rentré chez lui à Lyon. Mais ils pensent plutôt à l’Espagne car il a laissé chez eux pas mal d’affaires comme s’il comptait les reprendre au retour. J’ai peut-être commis une bêtise en essayant de les acheter. Je leur ai proposé de l’argent pour qu’ils nous préviennent lorsque le gosse reviendrait. Ils se sont fâchés et m’ont presque fichu à la porte.
— Bien, dit-elle. Tu rentres ?
— Je suis rentré. Je téléphone de Sigean et maintenant je vais à la maison.
— À tout à l’heure, dit-elle.
Lorsqu’ils se retrouvèrent ils firent tout de suite l’amour dans la maison à peine réchauffée par le feu allumé depuis peu. Par la suite, elle fut surprise de n’avoir eu que cette préoccupation, de ne pas l’avoir questionné sur ses recherches.
Ce fut Vardas qui en parla le premier alors qu’elle déballait les provisions achetées avant de venir. Il lui donna l’adresse de cet immeuble vétuste, d’autres précisions.
— Ce Gilles Dazergues était renfermé, peu bavard. Seule sa moto paraissait l’intéresser. Il y avait des filles à ce moment-là dont une peu farouche qui n’arrêtait pas de faire l’amour avec des partenaires différents. Elle a essayé de draguer Gildas mais il a failli la gifler. Un drôle de type, non ?
Un garçon malheureux, hérissé par la pitié ou l’amour facile qui avait rencontré l’amitié affectueuse de Julie. Mais qu’en avait-il fait ?
— Que décides-tu ?
— Je ne sais pas, dit-elle.
Le lendemain, elle se réveilla avant lui, quitta le lit furtivement, s’habilla dans la cuisine et sortit en silence. Le bruit du démarreur allait le réveiller mais elle savait qu’elle aurait disparu lorsqu’il sortirait sur la porte.
À la Maison de la Presse, elle chercha dans le rayon de la Bibliothèque Rose. La plupart des romans de la Comtesse de Ségur y figuraient à l’exception de François le Bossu.
— Je peux vous le commander, proposa le dépositaire. Il sera là ce soir avec le colis des journaux. Demain au plus tard.
— Merci, dit-elle. Je dois aller à Narbonne, je l’achèterai là-bas.
Tout en roulant, elle essayait d’établir un ordre de priorité. Acheter d’abord ce livre puis se rendre dans cette sorte de foyer où Gildas Dazergues avait séjourné plusieurs semaines.
Un samedi, elle eut du mal à trouver une place de parking, passa de ce fait devant une Maison de la Presse.
— Je vous fais un paquet cadeau ? proposa la vendeuse.
Elle n’osa refuser, eut la patience d’attendre qu’on enveloppe le roman d’un joli papier, qu’on noue un ruban noir autour, qu’on colle une étiquette. Du même coup, ce livre ainsi présenté devint pour elle un objet précieux, inquiétant.