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Elle pénétra dans un bar, commanda un café et un croissant, commença de défaire le joli papier. Une grosse femme qui mangeait un sandwich en buvant un verre de vin blanc ne cessait de la regarder, fut certainement surprise en voyant la couverture rose.

Marie consulta le roman sans oser aller tout de suite à la fin. Elle ne se souvenait pas que les dialogues étaient présentés ainsi, comme dans une pièce de théâtre, avec au milieu de la page le nom de la personne qui parlait. Il y avait énormément de dialogues.

La grosse femme commandait un autre verre de vin au garçon et attirait son attention sur Marie. Ils échangeaient des sourires narquois mais elle s’en moquait.

Elle se força à manger son croissant, avala d’un trait son café, n’osa en commander un autre à cause du garçon. Enfin elle ouvrit le roman à la dernière page. Elle y apprit qu’un certain Adolphe avait connu une triste fin. Elle ignorait qui était cet Adolphe. Mais un paragraphe plus haut, elle put lire « Quant à Christine et à François, ils ne se lassent pas de leur bonheur ; ils ne se quittent pas ; ils n’ont jamais de volontés, de goûts, de désirs différents. Ils ne vont pas à Paris et ils vivent à Nancé chez leur père. »

Pourquoi Julie lui avait-elle dit que François le Bossu mourait à la fin de l’ouvrage ?

Chapitre XVI

Pour revenir à sa maison au bord de l’étang, elle avait dû faire un détour afin de ne pas passer devant chez Pierre Vardas. Même à cette distance elle n’était pas certaine qu’il n’entendrait pas le bruit ferraillant de sa voiture, craignait de le voir arriver.

Quelques brumes flottaient sur l’étang mais la journée serait très belle. Pour l’instant, l’air humide faisait frissonner en pénétrant dans la 2 CV dont la vitre gauche était relevée. Marie le respirait à pleins poumons en examinant la maison. Depuis des mois, bientôt sept, elle ne pénétrait que dans le rez-de-chaussée et le plus souvent dans la cuisine.

Jamais elle n’avait songé à se rendre dans la vieille remise accolée à la bâtisse qui autrefois lui servait de garage. Il y avait d’ailleurs juste assez de place pour la voiture, le reste étant occupé par un vieux matériel de vigneron. Un pressoir vermoulu, de vieilles barriques éclatées pour la plupart, des comportes empilées les unes dans les autres jusqu’au toit. Son mari d’abord avait toujours parlé de brûler tout ça, puis elle avait souvent songé à faire du rangement.

Parmi le trousseau elle choisit la clef de la remise mais ne put se résigner à descendre de voiture pour aller ouvrir la porte. Il existait une autre clef qu’elle n’avait jamais retrouvée depuis le mois d’avril et dont elle ne s’était guère préoccupée.

Enfin elle se décida, marcha rapidement vers la porte de la remise, enfonça la clef. Il fallait en même temps soulever le battant pour faciliter le jeu du pêne. À cet effet, son mari avait vissé une poignée qu’elle saisit à pleine main. La serrure fonctionna avec un grincement qu’elle avait oublié.

Les barriques avaient achevé de s’ouvrir durant l’été. Les cercles de fer avaient glissé tout en bas. L’été avait été particulièrement chaud et le bois avait achevé de se dessécher. Il y avait un amoncellement incroyable de douves.

Elle essaya de se frayer un passage mais n’y parvint pas. Il lui fallait ranger tout ça si elle voulait poursuivre son chemin. Méthodiquement, elle commença de ranger les douves et les douelles. Autrefois, on pouvait aisément passer entre les demi-muids et les barriques. Julie s’amusait à cache-cache avec son frère Simon mais avait tout de suite peur dans la relative obscurité.

En mettant le pied sur un cerceau elle le redressa violemment et il frappa son mollet si fort qu’elle poussa un cri et se frotta longuement la partie atteinte. Elle se souvenait qu’enfant, elle jouait au cerceau avec. Ce qui n’était pas aisé vu la forme, une section de cône. L’habileté consistait justement à le faire rouler sur le fil du plus grand cercle.

Au bout d’un moment, elle dut ôter sa veste de laine tant ce travail lui donnait chaud. Elle ne pensait pas tellement à ce qu’elle faisait. Mais il lui fallait aller jusqu’au bout, dégager le passage pour aller regarder derrière les piles de comportes.

De temps à autre elle allait jeter un coup d’œil à l’extérieur, craignant que Pierre ne la trouve là. Il devait normalement penser qu’elle se trouvait à Narbonne mais elle le savait intuitif, capable de suivre le cheminement de ses pensées à elle.

D’abord elle aperçut un point brillant, se demanda si ce n’était pas un vieux vélo des enfants, abandonné là depuis longtemps. Qu’est-ce qui pouvait briller ainsi, pensait-elle, la sonnette ? Le guidon nickelé ? Mais normalement il aurait dû être rouillé depuis longtemps.

Elle avança la main vers cet objet insolite, sursauta en voyant une main venir à la rencontre de la sienne, faillit crier mais n’eut guère envie de rire en constatant son erreur. C’était un miroir rectangulaire qui venait de refléter sa main. Un miroir encadré de métal brillant et qui se prolongeait d’une tige elle-même fixée sur un gros guidon. Un rétroviseur.

Quelques tonnelets effondrés, encastrés les uns dans les autres, l’empêchaient de distinguer l’ensemble de la Honda 125 mais elle était certaine que la moto se trouvait bien là depuis le mois d’avril. Depuis le terrible jeudi.

Elle recula comme pour estimer l’obstacle mais avec le secret désir de ne pas aller plus loin. Tout au contraire, elle aurait voulu entasser de nouveau les douves en cet endroit, faire disparaître à jamais cet engin. Maintenant des relents d’huile montaient à ses narines. Comment ne les avait-elle pas sentis plus tôt ? Elle fut certaine que la remise entière empestait.

Marie continua de reculer, sortit. Un vent frais soufflait qui achevait de dissiper les brumes sur l’étang. Elle se sentit transpercée et sa transpiration sécha brusquement sur elle, la glaçant. Elle dut retourner chercher sa veste, l’enfila en courant vers la voiture où elle s’enferma.

Elle tendit la main vers le démarreur, la laissa retomber pour regarder la porte de la maison. Maintenant, elle devait ouvrir celle-là, monter l’escalier, dépasser le premier étage, aller jusqu’au grenier.

— C’est impossible.

Pierre Vardas. Lui le ferait. Lui aurait cette volonté d’en finir une bonne fois pour toute. Mais elle, pouvait-on exiger d’elle qu’elle le fasse ?

Mais elle se retrouva en dehors de la voiture, à moins d’un mètre de cette porte qu’elle ouvrit du premier coup. Longtemps, il y avait eu cette odeur fade du sang. Le sang de sa belle-sœur nettoyé à grande eau javellisée. Mais l’odeur n’avait jamais complètement disparu. Non, jamais, même si elle avait feint de croire le contraire.

En bas de l’escalier, elle essaya d’allumer la lumière avant d’oser regarder vers le haut, se rendit compte qu’elle n’avait pas enclenché le compteur électrique, revint sur ses pas. La lampe de l’escalier s’alluma.

On voyait toujours l’étrange silhouette dessinée à gros traits de craie mais il fallait faire partie du drame pour y voir la forme d’une femme tombée la tête vers le bas, les jambes sur les marches supérieures. Marie monta le long du mur, évitant de marcher sur cette matérialisation, découvrit les taches brunes sur les pierres d’ardoise, atteignit enfin le palier du premier étage.

Marche après marche, elle monta vers le grenier. L’escalier se terminait brusquement par une porte assez rudimentaire, quelques planches rassemblées avec de larges fentes. L’air pouvait passer librement, les odeurs également.

Cet air qui justement se faisait différent, n’avait pas cette constitution dont elle se souvenait bien. Un mélange de poussière, de fruits trop mûrs. Elle y suspendait des raisins d’hiver dont les grappes, attachées par des brins de raphia, pendaient sur des manches de balai. On ne les mangeait que vers la Noël car leur peau épaisse les protégeait de la pourriture. L’odeur de la laine des vieux matelas éventrés, à vague relent de suint, celle du vieux papier. Une odeur plus épaisse recouvrait celles-là bien familières. Comme venue d’ailleurs.