Le grenier se divisait en trois parties. La plus importantes au milieu avec la petite fenêtre d’où Julie disait avoir vu venir Germaine Marty et Mme Cauteret. Et, de chaque côté, sous la pente à peine prononcée du toit, deux petites pièces. Dans l’une son mari, Noël, avait couché lorsqu’il était jeune homme. Il y avait un vieux lit et une armoire inutilisable. L’autre avait servi un temps de pigeonnier et le plancher était encore recouvert d’excréments d’oiseaux desséchés.
Jamais les gendarmes n’étaient montés au grenier, pas plus que le juge d’instruction lors de la reconstitution. Pour tous ces gens, les aveux de Julie aidant, l’affaire était toute simple. On avait retrouvé la carabine et la boîte de cartouches dans la chambre de l’enfant. D’autre part, Mme Cauteret avait étayé la thèse officielle.
Marie avança de quelques pas, se rendit compte qu’elle laissait des traces sur le sol, se pencha mais n’en découvrit pas d’autres devant elle. Le vent soufflant à travers les tuiles disjointes apportait du sable de la mer, des débris de végétaux qui formaient vite un tapis épais.
Puis elle vit le petit objet de cuivre devant la porte de la chambrette. Elle le ramassa, le serra entre ses doigts en regardant la porte fermée.
Elle l’entrebâilla et fut surprise de la clarté qui y régnait, se souvint qu’on avait scellé des carreaux de verre dans l’emplacement prévu initialement pour une fenêtre. Retenant sa respiration, elle repoussa encore la porte, et la première chose qu’elle aperçut fut un casque rouge de motocycliste. Il était posé à terre sur une combinaison noire en imitation cuir soigneusement pliée. Si elle n’avait pas le courage de regarder vers le lit elle ne l’aurait jamais, n’oserait revenir dans ce grenier, vivrait dans une terreur continuelle.
Chapitre XVII
Après avoir chassé les dernières brumes, le vent était tombé et l’étang luisait sous le soleil. Sur l’autre rive, en fait sur l’isthme qui séparait l’étang de Sigean de celui de l’Ayrolle, passait un interminable train de marchandises. La journée serait douce, paisible et Marie voulait que la vie soit ainsi.
Elle monta sur le ponton branlant, s’assit, les jambes pendantes au-dessus de l’eau. Lorsqu’on évitait de remuer le ponton la passerelle cessait de trembler.
Après la double déception de Willy disparu avec ses économies et de Boris voleur de gourmette, Julie avait rencontré un grand. Gilles Dazergues. Le poissonnier disait qu’il avait un joli visage. Mais il traînait dans son dos une déformation osseuse qui faisait de lui un bossu. Gildas le Bossu, François le Bossu. Maintenant Marie savait pourquoi la petite fille lui avait dit que dans le roman de la Comtesse de Ségur François mourait à la fin alors qu’au contraire il vivait et épousait celle qui l’aimait. Ne sachant comment avertir sa mère, désespérant de pouvoir un jour se libérer elle avait lancé cette sorte de bouteille à la mer, espérant que Marie aurait la curiosité de lire le roman, de comprendre enfin son message d’angoisse. Gildas le Bossu était bien mort lui, et son cadavre se décomposait dans la petite chambre du grenier. La puanteur d’abord concentrée dans la pièce sous le toit avait coulé en dehors, mis des jours et des jours avant d’atteindre le premier étage puis le rez-de-chaussée. Lors de la reconstitution juge et gendarmes n’avaient songé qu’à l’odeur du sang perdu par Germaine Marty. D’ailleurs, cette reconstitution avait eu lieu huit jours après le drame. Et par la suite seule Marie avait pénétré dans la maison.
Gildas était arrivé sur son minable petit engin que Julie, émerveillée, avait admiré avec les yeux de l’amitié, de la tendresse. Peut-être la Honda d’abord, le pilote ensuite. Quand avait-elle découvert la bosse ? Avait-il osé lui tourner le dos dès le début de leurs relations ? Exhiber sa difformité puis se retourner de nouveau et ne trouver à la place de la pitié amusée habituelle qu’une parfaite sérénité. Elle lui avait appris à ne pas jouer les apitoyées, à rester naturelle avec les gens différents. Et Gildas avait été touché pour la première fois de sa vie, peut-être attiré par ce bout de femme qui lui montrait un intérêt amical. Il était revenu, avait autorisé Julie à monter sur sa moto, à l’arrêt, placée sur sa béquille. Puis il l’avait un peu promenée, de plus en plus loin, ensuite jusqu’à ce jeudi de la panne. Une roue crevée. Le garçon, affolé, avait dû lui dire de rentrer au plus vite tandis que lui poussait son engin vers la route. Et le jeudi suivant…
Non, il avait dû revenir entre-temps mais pour de brèves rencontres. Le samedi, peut-être. Le dimanche ? Oui, peut-être. Mais le dernier jeudi… Non, elle oubliait une chose, la carabine. Depuis longtemps Julie le faisait entrer dans la maison, avait dû lui expliquer quel jeu de cache-cache elle poursuivait, d’accord avec sa mère, à l’encontre de Mme Cauteret, lui parler de carabine par hasard. Gildas avait voulu la voir, la nettoyer, tirer enfin. Peut-être sur ces mouettes qui passaient au-dessus de la maison allant et venant entre la mer et la décharge publique. Combien cela représentait-il de jeudis, trois, quatre ? Mais il y avait aussi d’autres retrouvailles…
Ce jeudi-là, le garçon avait ôté sa combinaison de simili-cuir pour être plus libre de ses mouvements. La chose que Marie avait découverte sur le lit ne portait que des sous-vêtements, chaussettes, slip et maillot de corps.
Julie n’avait pas dû comprendre pourquoi son ami se déshabillait, devenait soudain différent, inquiétant. Et puis soudain, elle avait dû s’effrayer, vouloir quitter ce grenier pour aller jouer dehors. En cachant la moto dans la remise, Gildas laissait entendre la préméditation. Il n’avait certainement pas prévu de réaction violente, devait croire que la petite fille, affectueuse et caressante, même si elle s’étonnait, le laisserait faire. Il ignorait que Marie, depuis un an, avait de longues discussions avec sa fille sur la condition féminine, sur la fréquentation des garçons, sur l’amour. Elle imaginait très bien Julie en train d’expliquer à Gildas les raisons de son refus et de ses déceptions. Furieux, il avait cru pouvoir la contraindre et Julie, saisissant la carabine…
Bien sûr, elle pouvait à l’infini trouver des justifications à sa fille, mais à quoi cela servirait-il ? Julie avait tué Gildas d’une balle et encore sous le coup de cette épouvantable chose avait entendu sa tante qui l’appelait. Sa tante qui allait monter les escaliers, dépasser le premier étage. Sa tante qui découvrirait d’abord qu’on lui mentait chaque jeudi et que, ensuite, il y avait un garçon de seize ans mort d’une balle dans le cœur au grenier.
Voilà, c’était tout. Maintenant, elle devait prendre une décision. Il y avait Julie mais il y avait aussi Pierre Vardas et elle ne voulait perdre ni l’une ni l’autre. L’homme ne méritait pas d’être rendu complice de ce drame antérieur à leur rencontre. Julie devait oublier, s’imaginer qu’il n’y avait jamais eu de Gildas. Du moins croire que le cadavre et la moto s’étaient mystérieusement et miraculeusement évanouis.
Combien de temps lui faudrait-il pour démonter ce petit engin et aller noyer chaque morceau dans l’étang ? En travaillant chaque soir, une bonne partie de la nuit ? Huit jours ? La moto ne représentait pas un obstacle insurmontable.
Mais Gildas ? Le matelas, le sommier, le lit avec lesquels il ne formait plus qu’une seule matière innommable ? Tout brûler ? Mais il y aurait toujours un témoin pour s’approcher, s’étonner. Dans cette solitude surgissait toujours, alors qu’on ne l’attendait pas, un pêcheur, un flâneur, un vigneron.