— Dans une semaine elle rentre de nouveau en classe.
— Puis il y aura l’été, trois mois.
— D’ici là je verrai bien…
— Tu ne verras rien du tout… Je suis la sœur de Noël et à ce titre j’ai des droits. Si mon frère n’était pas mort il ne tolérerait pas…
— Qu’en sais-tu ?
Germaine se mit à respirer rapidement, preuve qu’elle était bouleversée.
— D’abord, tu ne travaillerais pas… Et Noël n’aurait jamais accepté l’idée que sa petite fille puisse rester seule de 8 heures à 17 heures.
— C’est exact, il ne l’aurait pas accepté. Mais aurait-il accepté que tu te mêles de mes affaires ? Aurait-il accepté que nous crevions de faim, ce qui arriverait si je ne travaillais plus ?
— Tu… tu me déçois beaucoup, éclata sa belle-sœur.
— J’en suis navrée… Maintenant, si tu veux que Julie, ta nièce, ne reste pas seule plus longtemps, il faut que je rentre. Bonsoir… Venez-vous dimanche ? À moins que tu ne reconduises Gilberte à Narbonne pour son dernier trimestre… Le plus important, n’est-ce pas, puisqu’elle passe le bac ?
Germaine s’éloignait sans entendre, visiblement furieuse. Marie rentra en chantonnant, accentuant les cahots de la vieille voiture dans le chemin tout défoncé qui conduisait à la maison.
Tranquillement installée sous la lampe, Julie faisait ses devoirs pour la rentrée.
— Il était temps que je m’y mette… Il y a des tas de trucs à faire.
Marie regardait dans la direction de l’évier. Il n’y avait qu’une seule assiette, qu’un seul verre.
— Boris n’est pas venu aujourd’hui ?
Lasse d’attendre une réponse, elle se retourna. Julie écrivait en s’appliquant beaucoup.
— Tu n’as pas vu Boris ?
— Non, pas aujourd’hui… Je me demande d’ailleurs s’il reviendra… Son vélo est tout rafistolé…
En ouvrant le réfrigérateur, Marie trouva une assiette avec de l’omelette, deux tranches de saucisson et du riz à la tomate.
— Tu n’as pas tout mangé ?
— Je n’avais pas faim.
Il avait dû se passer quelque chose. Julie avait essayé de se mettre à table en compagnie de Boris, Germaine l’avait aperçue depuis la petite fenêtre de derrière, mais ça n’avait pas marché. En quelque sorte, Boris ne s’était pas suffisamment « matérialisé » pour que la petite fille poursuive son jeu habituel.
— Tu n’es pas allée sur l’étang avec ta caisse ?
— Elle prend l’eau… Je l’ai ramenée ici pour la rafistoler.
— Tu as quoi ? cria Marie.
Surprise, Julie la regarda avec inquiétude.
— Tu es fâchée ?
Elle avait oublié cette caisse énorme, intransportable par une petite fille de dix ans.
— Tu l’as ramenée toute seule ?
— Bien sûr… J’ai fixé des roues, celles d’une vieille poussette… Tu sais bien, ma poussette ?
Marie s’assit. Oui, la poussette. Bien sûr. Simon l’avait transformée en une sorte de kart… Puis il avait séparé les roues.
— Tu as fixé les roues toi-même ?
— Bien sûr… Ce n’est pas facile mais quand même… Je crois qu’il faudrait du mastic ou quelque chose de ce genre pour boucher les fentes de la caisse… Elle flotterait très bien sinon… Et puis avec un morceau de drap je peux faire une voile… J’ai vu une photo… Au Danemark, les enfants naviguent dans des trucs pareils. Des caisses à savon…
— Tu n’as vu personne de la journée ?
— Non, pourquoi, tu attendais quelqu’un ?
Elle faillit lui demander si elle n’avait pas peur toute seule. Cette question pouvait provoquer par la suite une anxiété de plus en plus grande lorsqu’elle ne serait pas à la maison. Cette sotte de Germaine finissait par l’influencer.
— Pas moi, mais toi. Boris ne te manque pas ?
— Je ne l’ai pas attendu.
C’est ainsi que Boris sortit de la vie de Julie, de la même façon que Willy, bien qu’il ait résisté davantage. Marie, perplexe, se demandait à partir de quel moment sa fille ne pouvait plus supporter ce compagnon né de son imagination. Mais était-ce de l’imagination ? Peut-être une hypersensibilité. De toute façon, venait l’instant où Willy, Boris déplaisaient, perdaient de leur consistance et retournaient au néant. Elle frissonnait à la pensée que Julie essayait désespérément de ressusciter son frère Simon et que l’émiettement des souvenirs vouait chaque tentative à un échec continu.
— Vas-tu l’attendre encore ? demanda-t-elle timidement.
Julie secoua la tête et ce fut tout. Elle continua ses devoirs et mangea de bon appétit au repas du soir, rit de bon cœur à cause du film de la télé.
Pendant la dernière semaine des vacances de Pâques, Julie vécut seule durant la journée, n’éprouvant plus, semblait-il, le besoin de se créer un compagnon de jeu. Parfois, lorsqu’elle rentrait, Marie la rencontrait, venue au-devant d’elle sur le chemin défoncé et elles riaient comme des folles parce que la 2 CV tanguait sur les ornières comme une vieille femme soûle.
— Une vraie clocharde, disait Julie, une vraie clocharde poivrote.
Si bien que Marie commençait de penser avec une indulgence amusée à sa belle-sœur et à sa nièce, à toutes les déductions, les suppositions, les explications fumeuses qu’elles avaient pu trouver pour analyser ce qui n’était qu’une fugitive explosion de romantisme.
Et puis un soir Julie ne vint pas à sa rencontre. Elle essaya de ne pas trop s’inquiéter. On était vendredi et le lundi la classe reprenait. Sa fille avait certainement un dernier devoir à faire, une leçon à réviser. Elle était très consciencieuse sans que sa mère l’ait jamais forcée à tant d’ardeur studieuse.
Elle ne s’inquiétait pas mais se précipita dans la cuisine et trouva Julie en train de lire à la table. Son petit visage triangulaire lui parut triste.
— Ça ne va pas ?
— Il est venu quelqu’un.
Marie appréhenda l’impossible, l’imaginaire.
— Une femme… Une femme qui portait une jupe grise, une sorte de veste en fourrure et des souliers plats. Elle conduisait une R 8…
— Jeune ?
— Non… Mais pas vieille… Tiens, elle ressemblait à la cousine Gilberte, ni vieille ni jeune et habillée aussi bête qu’elle…
— Que voulait-elle ?
— Me voir… « Bonjour, ma petite fille… Vous êtes bien Julie Lacaze, n’est-ce pas ? Et votre maman n’est pas là ? Ce qui fait que vous êtes seule ? Mais votre mère rentre pour déjeuner ? Non ? Elle fait la journée continue. Bien sûr, je comprends… Voyons, vous avez bien dix ans ? Et vous restez seule toute la journée dans cette maison isolée… À dix ans. »
Marie se frotta ses bras. Elle avait froid partout tout d’un coup.
— Je lui ai demandé qu’est-ce que ça pouvait bien lui foutre.
— Tu as dit ça ?
— Bien sûr, et puis je suis rentrée ici et j’ai fermé la porte à double tour. Elle a frappé un moment puis je l’ai vue qui tournait autour de la maison en regardant partout. Elle a bien dû rester une demi-heure avant de remonter dans sa voiture.
Elle haussa les épaules.
— J’avais vraiment l’impression que c’était Gilberte et ça me faisait bien plaisir de la laisser à la porte. Est-ce que tu sais qui ça pouvait bien être, cette affreuse bonne femme ?
Chapitre III
Mme Cauteret, assistante sociale du canton, recevait chaque lundi après-midi dans un bureau de la mairie. Par téléphone, elle avait demandé à Marie Lacaze de se présenter vers les 15 heures. Sans autres précisions. Dans la salle d’attente, il y avait plusieurs mères de famille, des gosses. Marie ne pénétra dans la petite pièce de l’assistante qu’une heure plus tard. Julie avait parfaitement décrit cette femme d’apparence terne en disant qu’elle ressemblait à Gilberte Marty. On pouvait imaginer que la jeune fille serait ainsi dans une dizaine d’années. Mais Mme Cauteret n’hésitait pas à porter des lunettes épaisses pour sa myopie. Ce qui rendait son regard inquisiteur. À plusieurs reprises, elle les ôta et Marie découvrit un autre visage, des yeux flous qui liquéfiaient la structure déjà molle de l’ensemble.