Marie l’écouta avec attention au début, mais le mot enquête lui déplut.
— Nous sommes donc des criminelles ? demanda-t-elle doucement.
Mme Cauteret pinça ses lèvres pâles.
— Non, bien sûr, je comprends les circonstances… Vous travaillez toute la journée et ne pouvez vous occuper de Julie… Mais durant les vacances, ne pouvez-vous pas trouver une personne qui accepte de la garder ? Votre fille se trouve en danger moral et physique. Votre maison est bien isolée et proche de l’étang.
— Ma fille sait nager.
— Il y a d’autres dangers et vous le savez bien… Des rôdeurs, des gens suspects. Vous ne pouvez la laisser constamment seule… Pourquoi ne viendriez-vous pas habiter à Sigean ?
Très droite sur sa chaise, Marie eut un petit sourire amer.
— C’est ma belle-sœur qui nous a dénoncées ?
— Vous employez de ces mots ! se récria l’assistante… Dénoncer… J’ai été avertie de cet état de fait et j’ai voulu en avoir le cœur net… Je dois vous dire que votre fille ne s’est pas montrée particulièrement coopérative… Et qu’elle a été franchement grossière…
— Elle vous a demandé ce que ça pouvait bien vous foutre de savoir comment elle vivait ? demanda Marie avec la même douceur.
D’une main potelée, l’assistante ôta ses lunettes, laissa apercevoir deux secondes une expression éperdue, comme si elle suffoquait d’indignation.
— Elle vous l’a dit ?
— Julie ne me cache rien.
— Julie ne vit pas une existence normale dans cette solitude… Elle devient une véritable sauvageonne, finira par adopter une attitude antisociale… Julie…
Marie prit son souffle avec détermination.
— Puis-je vous demander une chose ?
— Bien sûr, fit Mme Cauteret se forçant à sourire.
— Je n’aime pas la façon dont vous prononcez le prénom de ma fille. Je vous demande de l’appeler autrement… Ce prénom lui appartient et elle ne délègue qu’aux gens qu’elle aime le droit de l’utiliser.
Il y eut un silence total. Dans la salle d’attente, un gosse répétait inlassablement une question qui se terminait invariablement par un « dis, m’man ? » plaintif.
— Je ne comprends pas, murmura l’assistante presque horrifiée… J’ai pour habitude d’appeler les enfants par leur prénom et jamais jusqu’à présent on ne m’a reproché la façon dont je les prononçais. Dois-je parler de Mlle Lacaze ? proposa-t-elle avec ironie.
— Non, fit Marie très sereine. Dites votre fille, votre enfant… Comme je n’ai qu’elle, ce sera parfait.
Nouveau silence. À côté, le gosse lançait sa question avec une hargne révoltée.
— Vous avez perdu un fils il y a deux ans ? Un accident malheureux ?
— Je ne tiens pas à en parler.
— Cette malheureuse affaire explique peut-être bien des choses… Vous n’avez pas envie d’essayer de vivre dans un milieu moins hostile ?
— Nous vivons en pleine nature dans les meilleures conditions. Ma fille est très heureuse ainsi.
— Il y a quand même eu ce précédent de votre fils… Une mauvaise chute de bicyclette alors qu’il roulait dans un endroit parsemé d’embûches ?
Marie fermait les yeux. Elle ne pouvait empêcher cette femme de parler mais pouvait l’effacer de sa vue. Si le geste n’avait pas été aussi théâtral, elle aurait pu aussi se boucher les oreilles avec ses mains.
— Je ne puis prendre la responsabilité de cette situation, dit soudain Mme Cauteret. Vous me comprenez ?
La mère de Julie ouvrit les yeux.
— Non. La responsable, c’est moi.
— Je dois surveiller les enfants que l’on me signale comme se trouvant en danger…
— Vous connaissez donc Germaine ?
— Je vous en prie… Ça n’a rien à voir avec cette entrevue…
— Germaine Marty, la sœur de mon mari. Lui aussi est mort dans un accident de la route. N’avez-vous pas effectué d’enquête à son sujet aussi ? Germaine se sent également des droits sur nous. Je ne pensais pas qu’elle irait jusque-là.
— Si vous persistez dans cette attitude, je me verrai obligée…
Puis elle se tut, porta la main à ses lunettes mais n’y toucha pas.
— Vous iriez jusqu’où ? Peut-être informeriez-vous le juge pour enfants de Narbonne ? C’est ainsi que les choses se passent, n’est-ce pas ?
— Nous n’en arriverons certainement pas là, murmura l’assistante.
— Mais si, voyons, vous y arriveriez… Vous avez dû en discuter avec ma belle-sœur. Elle se fait beaucoup de souci pour nous, Germaine. C’est une femme qui trouve encore le temps de s’occuper des autres… N’est-ce pas tout à son honneur ?
Regardant vers la porte, Mme Cauteret devait penser que ces femmes qui attendaient ne lui posaient pas autant de problèmes. Elles se montraient humbles, inquiètes. Et si parfois elles devenaient agressives, c’était avec une maladresse facile à désarmer.
— Il faudrait, murmura-t-elle, qu’avant la fin des grandes vacances vous ayez trouvé un logement… Ici… Qu’une voisine veille sur Ju… votre fille.
— Et vous me garantissez que dans ce milieu urbain elle sera moins en danger ? Vous me promettez qu’il ne lui arrivera rien ? Êtes-vous prête à me signer un engagement ?…
Mme Cauteret se raidit.
— Je suis une fonctionnaire du département et ma responsabilité ne peut être appréciée que par mes supérieurs…
— Bien, dit Marie. Donc, l’un de vos supérieurs peut signer une telle promesse… Peut-être le juge des enfants également ?
Nouveau silence. Un enfant pleurait dans la salle d’attente. Peut-être que lassée, la mère du quémandeur n’avait pu retenir une gifle.
— Nous ne pouvons continuer ainsi, madame Lacaze… Vous essayez de bafouer ma fonction… Je ne suis pas votre ennemie, loin de là… Mais l’intérêt de… votre enfant passe en premier.
Marie se leva lentement sans la lâcher de son regard tranquille.
— J’ai parfaitement compris ce que vous vouliez…
— Attendez.
À mi-chemin de la porte, Marie s’arrêta, se retourna à demi.
— Votre fille est en train de développer une névrose assez particulière. Elle imagine l’existence de gens, de jeunes garçons qui deviennent ses camarades. Il y a eu un certain…
Elle s’était levée au moment du faux départ de Marie et se penchait sur son bureau, consultait une fiche. Marie sentit monter en elle une colère folle. Sans sa maîtrise, elle se serait précipitée pour lui arracher cette fiche et la déchirer en mille morceaux. Julie étiquetée, cataloguée par cette personne équivoque !
— Un certain Willy… Puis Boris Romanov… Des enfants qui n’existent pas… Votre fille les crée puis les fait disparaître lorsqu’elle les juge sans intérêt… Cette névrose peut déboucher sur une psychose… Sa personnalité risque d’être profondément perturbée, voire complètement détruite par ces fantasmes…
— N’avez-vous jamais imaginé lorsque vous n’étiez qu’une petite fille des personnages fictifs ?