Silencieuse, Julie paraissait analyser la proposition de sa mère.
— J’en parlerai à mon patron. Tu auras une petite table dans un coin pour t’installer.
— Oui, ce serait très bien, dit Julie, mais je ne voudrais pas faire de peine à Gildas. Il m’attend à l’arrêt du car et me raccompagne jusqu’à la maison.
— Je l’ignorais, dit Marie en faisant un gros effort sur elle-même pour ne pas lui démontrer qu’elle inventait sur-le-champ cet argument.
— Il a commencé hier seulement et ne pourra pas venir tous les jours, bien sûr. Je ne peux pas prendre le car un jour et pas le lendemain. Si je ne dois plus rentrer avec les autres, il faut que tu fasses un billet. Mais ensuite, jusqu’aux vacances, il ne me sera pas possible de revenir en car.
— Tout cela est bien compliqué, dit Marie à bout de nerfs.
Elle avait failli exploser, se mettre à crier que tout cela était absurde, que Gildas n’existait pas et qu’il était ridicule de faire des projets, de discuter en fonction d’un simple caprice d’enfant. Lui dire avec colère qu’elle compliquait une situation déjà angoissante. Que Mme Cauteret travaillait dans l’ombre, ne les perdait pas de vue telle cette Mlle Ronchon de la bande dessinée de son enfance. Mais une fois de plus, elle réussit la prouesse de rester calme. Buter Julie sur ce Gildas ce n’était pas forcément la faire renoncer à ses compagnons imaginaires. Julie ne lui en parlerait plus, voilà tout, mais continuerait de vivre avec eux en secret. Et elle aurait commis l’erreur de rendre sa fille dissimulatrice, méfiante envers sa mère. Donc, elle devait apprendre à transiger avec ce Gildas si elle voulait maintenir cet équilibre délicat de tendresse qui les unissait.
— Peux-tu ?…
Pouvait-elle à son tour basculer dans l’étrange, entretenir cette attitude à la limite de l’aberration mentale. Il lui fallait choisir entre l’aval total et le comportement très « mère de famille » dont elle avait horreur.
— Je suis certaine que Gildas comprendrait très bien la situation, dit-elle en espérant que ce conditionnel lui permettrait de garder une distance prudente. Tu m’as dit qu’il avait seize ans. Ce n’est plus un enfant et il doit se rendre compte que je suis inquiète de te savoir seule.
— Tu es inquiète depuis qu’elles se mêlent de ce qui ne les regarde pas.
— Elles ?
— Ma tante Germaine, ma cousine Gilberte et cette Mme Cauteret. Depuis, tu n’es plus la même et tu fais comme si tu avais peur.
— Mais je me moque bien de ces femmes-là…
Julie secoua la tête.
— Ce n’est pas vrai. Tu veux me laisser à l’étude du soir, tu veux déménager, tu as peur que je reste toute seule… Oh ! je les déteste… Dimanche, j’ai bien failli demander à Gildas de flanquer une raclée à Gilberte.
— Tu l’en as menacée, lui fit remarquer Marie avec tristesse… Et ça ne lui a pas fait plaisir.
La petite fille se mit à rire.
— Si tu l’avais vue filer… Elle avait une frousse… J’en ai été bien débarrassée.
Oui, mais les deux femmes avaient dû en parler avec passion, n’en resteraient pas là. Bientôt, on commencerait à les regarder d’une drôle de façon, les gens se tairaient dans les magasins lorsqu’elles y pénétreraient. Elle avait connu ça lorsque son mari était mort, puis plus tard lorsqu’à son tour Simon, son fils, avait été tué dans ce stupide accident de vélo. Mais à l’époque ce silence n’était que la manifestation d’une sympathie apitoyée très difficilement supportable d’ailleurs. Comment accepter celui qui signifierait réprobation muette, méfiance ?
— De 17 heures jusqu’à la nuit, tu aurais largement le temps de t’amuser.
— Et pour le jeudi, qu’as-tu décidé ?
Marie en fut ulcérée.
— Tu sais bien que je ne décide rien sans que nous ne soyons d’accord toutes les deux…
Mais Julie se montrait réticente. La conversation avait lieu à la fin du repas et elle commença de desservir la table.
— Je n’ai pas l’intention de te faire passer tout ton jeudi avec moi au bureau, lui dit Marie avec humeur.
— Je pourrai donc rester à la maison ? demanda Julie.
— Je ne sais pas, soupira sa mère, je ne sais plus ce que je dois faire…
— Tu crois que Mme Cauteret viendra faire un tour ?
— C’est possible… Peut-être aussi ta tante… Quoique le jeudi elle aille retrouver sa fille à Narbonne.
— Et si je fermais toutes les fenêtres, comme s’il n’y avait personne ici ?
— Tu ne peux pas vivre dans l’obscurité.
— S’il fait beau je ne suis pas obligée de rester dans la maison et s’il fait mauvais ça ne me fait rien de vivre tout fermé… Mme Cauteret pensera que je ne suis pas là.
— Mais elle viendra me demander ce que j’ai fait de toi.
— Tu n’auras qu’à dire que tu as trouvé une personne pour me garder le jeudi.
Tout d’abord Marie se montra très opposée à ce projet. Mme Cauteret voudrait savoir le nom de la personne qui gardait Julie ce jour-là. Mais en y réfléchissant, elle se demanda si une assistante sociale avait le droit de montrer un acharnement d’inquisiteur. Elle pouvait raconter n’importe quoi, qu’une amie venait chercher Julie et l’amenait avec elle à Narbonne ou dans un autre village.
— Tu pourrais passer toute ta journée dehors ?
— S’il fait beau, bien sûr… Maintenant, il va faire de plus en plus chaud, tu sais.
— Et à l’inverse toute une journée dans la maison s’il pleut, par exemple ?
— Ça n’arrivera pas tous les jeudis tout de même. De toute façon, Gildas me tiendra compagnie. Je ne verrai même pas le temps passer.
Pourquoi imaginer un compagnon de seize ans ? C’était peut-être stupide de raisonner ainsi mais un jeune garçon de douze ans lui aurait paru plus convenable. Gildas avait beau être mythique, elle était quelque peu choquée qu’un jeune homme hante l’esprit de Julie.
— Tu es d’accord pour jeudi prochain ?
Pleine de réticence, Marie finit par dire oui.
N’était-ce pas dramatiser la situation ? Mme Cauteret, la tante, la cousine, devenaient des ennemies, des envahisseuses contre lesquelles on luttait avec des ruses d’Indien. Bien sûr, Julie serait ravie de ce nouveau jeu, saurait agir de façon à laisser croire que la maison était vraiment déserte. Elles devenaient un peu plus complices dans cette lutte subtile contre les impératifs d’une société omnipotente. Mais pouvait-elle remplir de méfiance le cœur d’une petite fille de dix ans qui, dans quelques années devrait se mesurer avec la réalité de chaque jour ? N’allait-elle pas en faire une révoltée, une marginale, peut-être même une inadaptée totale ?
— Nous allons faire un essai, dit-elle ensuite.
Julie eut conscience que sa mère faisait un grand pas en arrière et la regarda en silence. Son petit visage triangulaire dévoré par sa frange épaisse exprimait une profonde déception.
— Je ne voudrais pas que cela devienne une corvée trop difficile pour toi, essaya de lui expliquer Marie. Bon, un jeudi ça peut être amusant, mais plusieurs… Tu dis qu’il ne pleuvra pas chaque fois mais tu sais bien ce que c’est ? On attend ce jour-là avec impatience et puis après une semaine de beau temps il fait très mauvais… Toi qui aimes tant aller dans la nature…
— Mais puisque Gildas sera là, lui reprocha Julie avec agacement, comme si elle pensait que décidément ces adultes ne comprenaient rien à rien.
— Mais tu sais bien…
Oui, cette fois-là, elle faillit le dire. Crier même que Gildas n’existait pas et Julie devina l’exaspération de sa mère. Son visage se crispa de douleur.