— Tu ne me crois pas, fit-elle les dents serrées.
Marie essaya de sourire pour détendre l’atmosphère.
— Pourquoi penses-tu que je ne te crois pas ?
— Tu n’arrêtes pas de tout prévoir comme si j’étais vraiment seule…
— Je ne le fais pas exprès, dit Marie, mais le meilleur ami du monde peut parfois vous causer quelques déceptions.
Elle aurait pu parler de Willy qui n’avait fait que passer dans la vie de Julie, de Boris qui avait persisté à peine plus. Mais elle voulait éviter prudemment le sujet. Jamais elle n’était allée aussi loin dans l’insolite qu’avec ce Gildas.
— Tu ne me demandes rien, ni où il habite ni comment il vient.
— Je ne voulais pas me montrer indiscrète, voilà tout. J’estime que tu as droit à ta vie privée comme j’ai droit à la mienne.
— Il ne t’intéresse pas, voilà tout, dit Julie fâchée en sortant de la cuisine.
Lorsqu’elle quitta sa maison le jeudi matin, Julie dormait encore. En tournant le verrou de la porte d’entrée, elle eut l’impression d’enfermer sa fille dans une sorte de prison. Il ne faisait pas très beau en effet. Le vent soufflait de la mer, poussant des nuages bas gonflés de pluie. Tout en roulant dans le chemin défoncé, elle essayait d’analyser son angoisse. Ce simple geste de tourner la clef du verrou ressemblait fort à une sorte de renoncement. Julie se trouvait enfermée, seule avec sa troublante imagination. Elle l’abandonnait non sans remords peut-être mais consciemment. Pouvait-elle, seule, l’arracher à ce glissement continu vers un monde parallèle où apparaissaient et disparaissaient des Willy, des Boris, des Gildas ? Et si « elles » avaient raison ? Si leur aide qui ne lui apparaissait pas comme tout à fait désintéressée lui devenait indispensable ? Ces trois femmes représentaient la société avec ses défauts, ses impératifs désagréables, sa cruauté inhérente. Mais elles pouvaient sinon la comprendre du moins lui fournir les moyens de retenir Julie sur cette pente inquiétante.
La matinée lui parut interminable. Chaque fois que le téléphone sonnait elle croyait que Mme Cauteret se trouvait au bout du fil. Elle travaillait sans entrain, trop contractée pour cela. À midi, elle se rendit compte qu’elle avait oublié de prendre un sandwich et une thermos de café, alla jusqu’au bar le plus proche. Il n’y avait guère que des hommes à cette heure-là et elle s’y trouva presque déplacée. Elle mangea rapidement, avala sa tasse de noir. On la regardait à la dérobée. On la connaissait, bien qu’elle ne soit pas du pays. Il y avait là des hommes qui avaient peut-être été les amis de son mari, cependant elle ne croyait pas qu’on lui manifestât la moindre hostilité.
L’après-midi ne fut pas aussi pénible et lorsqu’il fut 17 heures elle fut presque heureuse de ne pas avoir reçu de coup de fil de l’assistante sociale. Elle n’avait jamais su mentir, aurait certainement commis une gaffe.
Elle arrivait presque à la maison lorsqu’elle aperçut une voiture bleu marine dans son rétroviseur. Une R 8. Elle commença par ne pas y prêter attention puis, soudain, se souvint que Julie lui avait dit que l’assistante sociale avait une voiture de cette marque. Elle s’affola. En entendant le bruit du moteur de la vieille 2 CV, Julie allait ouvrir la porte, se précipiter. Mme Cauteret découvrirait alors que la petite fille se trouvait seule. Peut-être était-elle déjà venue dans l’après-midi. Oui, c’était certainement cela et elle avait dû la guetter, attendre son retour pour en avoir le cœur net.
Contrairement à son habitude, Marie s’arrêta en face de la maison sans aller dans la vieille remise. Elle espérait que Julie comprendrait pourquoi elle agissait ainsi.
S’efforçant de prendre son temps, elle ne descendit pas tout de suite de voiture, laissant à l’autre le temps d’arriver. Mme Cauteret rangea sa R 8 tout à côté, adressa un petit signe à Marie.
Celle-ci s’approcha, évitant soigneusement de regarder en direction de la maison aux volets clos mais remarqua que Mme Cauteret, par-dessus son épaule, examinait au contraire la bâtisse avec des yeux soupçonneux.
— Bonjour, madame Lacaze… Je suis déjà venue tout à l’heure et vous n’étiez pas là. Je me suis permis de revenir… J’avais à faire dans le coin, aux vieilles salines, précisément.
C’était faux. Elle avait dû surveiller son retour, avec l’intention de la suivre sur-le-champ sans lui laisser le temps de se préparer à cette entrevue.
— Votre petite fille n’est pas là ?
— C’est jeudi, dit Marie avec un aplomb dont elle se serait crue incapable. Pour ne pas la laisser seule je l’ai confiée à une amie qui la ramènera ce soir.
C’était dit. Maintenant tout dépendait de Julie. Elles ne pouvaient rester à bavarder au-dehors. Marie se dirigea vers la porte, fit mine de chercher dans son sac.
— Il ne fait pas très chaud aujourd’hui, disait l’assistante dans son dos.
Était-ce une simple phrase sans importance ou bien y mettait-elle une intention maligne ? Marie ouvrit la porte, puis celle de la cuisine.
— Vous aviez laissé la lumière allumée, remarqua Mme Cauteret.
— J’étais en retard, ce matin… Il fallait que je conduise Julie chez mon amie.
Sans avoir le temps de réfléchir aux conséquences de cette phrase elle l’avait rapidement imaginée. Mme Cauteret avait dû stationner longtemps autour de la maison, peut-être avait-elle aperçu de la lumière à travers les volets. Marie vit les deux couverts sur l’évier. Ce pouvait être la vaisselle de la veille. Mais il n’y avait qu’un seul bol. Elle avait pris le soin de laver le sien et de l’enfermer. Julie avait déjeuné avec Gildas.
— Je suis heureuse de voir que vous avez une solution pour le jeudi, madame Lacaze… Vous devez croire que je suis votre ennemie car en faisant mon métier il m’arrive d’avoir l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais, franchement, j’étais inquiète de savoir cette enfant toute seule durant une longue journée. Vous ne m’en voulez pas ?
Marie allait répondre que non mais, soudain, elle aperçut la feuille sur la table. Une feuille de cahier d’écolier. Après une hésitation, elle la prit et sans regarder ce que Julie y avait écrit elle commença de la rouler en boule.
À travers ses lunettes épaisses, Mme Cauteret regardait fixement les mains de Marie.
— Ce n’est pas un devoir de votre petite fille au moins ? Vous devriez vérifier avant de la jeter, dit-elle d’une voix sèche.
Marie sourit.
— Rien d’important… Voulez-vous boire quelque chose ? Un peu de thé ?
En même temps elle ouvrait la porte du placard sous l’évier, jetait la boule de papier dans la poubelle.
— Non, je vais rentrer… J’aurais bien voulu voir votre fille mais je suppose qu’elle ne rentrera pas tout de suite.
— Mon amie devait aller jusqu’à Narbonne.
Elle avait l’impression que le regard de cette femme ne cessait d’aller en direction de l’évier.
— Une amie de Sigean ?
— Pas du tout… D’ailleurs, je n’ai pas d’amis dans ce village… Nous vivons tellement à l’écart…
— Avez-vous songé à vous rapprocher de votre lieu de travail ? demanda Mme Cauteret. Je peux vous aider à trouver un logement, à l’occasion.
— Oui, fit Marie. Je pense même trouver facilement quelque chose. Je vous remercie.
Il fallait que cette femme s’en aille le plus rapidement possible. Julie avait dû écrire, pour la rassurer, qu’elle était allée faire un tour du côté de l’étang et risquait de revenir d’un instant à l’autre.