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— À vous dont on peut dire que vous avez peint tant de femmes inoubliables ?…

— Inoubliables c’est beaucoup dire – à certaines exceptions près. Celle-là cependant je ne l’oublierai jamais. De sa robe d’époque dont la splendeur résidait uniquement dans le satin blanc moiré d’or, s’élevait comme une fleur de son vase un cou de cygne, un pur visage casqué d’une épaisse chevelure dorée dont le poids tirait légèrement sa tête en arrière donnant leur pleine valeur aux yeux les plus sombres, les plus veloutés que j’aie jamais vus. Ils étaient tellement extraordinaires qu’ils éclipsaient presque les joyaux qu’elle portait : une longue croix qu’un simple ruban de velours retenait sur sa gorge largement découverte et des girandoles… que je n’ai pas besoin de vous décrire parce que vous les avez vues hier.

— Ces pièces étaient-elles sa propriété ? Vous venez de dire qu’elle s’appelait Buenaventuri… comme le garçon qui avait enlevé Bianca Capello de Venise et fut assassiné par la suite ?

— En effet mais ils ne lui appartenaient que depuis ce soir-là : avant la fête Dario Pavignano son fiancé l’en avait parée lui-même et à l’instant des fiançailles, devant tous les invités, il se contenta de passer à son doigt l’énorme rubis que vous avez pu admirer aussi. Cela dit ne me demandez pas d’où lui venait cette parure. La tenait-il de famille ou l’avait-il achetée ? Il était très riche…

— Je pencherais plutôt pour la famille. Ou alors un achat clandestin… il est vrai qu’en Sicile tout est possible. C’est sans doute la partie la plus secrète et la plus imprévue de notre royaume. N’importe comment, ils sont devenus la propriété de la nouvelle marquise Pavignano…

— Si cela était je ne me serais jamais permis de les mettre au cou d’une Olympia d’Ostel… et vous n’avez pas encore entendu la fin de mon histoire. Après la bague et le souper, la fête poursuivit son déroulement harmonieux et plein de gaieté. Chacun avait conscience d’assister à un authentique bonheur que le mariage consacrerait un mois plus tard. Le couple était admirablement assorti car si Pavignano était près d’une vingtaine d’années plus âgé que sa fiancée, il était follement séduisant et tous deux étaient, sans doute possible, aussi amoureux l’un que l’autre. Puis le bal a commencé pour durer jusqu’à l’aube, chacun ne songeant plus qu’à s’amuser.

— Quelque chose l’a interrompu ?

— Oh oui !… un drame épouvantable.

Boldini reposa le ballon de cristal qu’il réchauffait entre ses mains et Aldo put voir ses mains se crisper. Puis il baissa les yeux et sa voix s’assourdit :

— On dansait depuis une heure environ quand un cri affreux déchira l’atmosphère de cette nuit si douce et mit fin à la fête : un couple d’amoureux qui cherchait l’isolement près d’un bassin jaillissant au centre d’un rond-point protégé par des ifs venait de découvrir le corps de la fiancée gisant dans une mare de sang. On lui avait tranché la gorge et, bien sûr, elle ne portait plus la croix ni les pendants d’oreilles de la « Strega ». Seul le rubis des accordailles demeurait à son doigt…

— Quelle horreur ! exhala Morosini en même temps que la fumée de sa cigarette. A-t-on pu découvrir l’assassin ?

— Oui et non. C’est Pavignano qui a été accusé du meurtre.

— Cela n’a pas de sens ! Voilà un homme qui adore sa fiancée, qui donne pour elle une de ces fêtes qui font date dans une vie, qui la couvre de bijoux royaux et qui en pleine félicité l’égorgé pour lui reprendre ses présents ? Le malheureux devait être effondré ?

— Personne n’a pu en juger parce qu’il a été impossible de mettre la main sur lui. Il a disparu sans plus laisser de traces que s’il avait été enlevé au ciel ou englouti dans les entrailles de la terre. Et on ne l’a jamais revu.

— Mais enfin il a bien dû y avoir une enquête, un jugement ?

— Enquête discrète, jugement par défaut. Aucun de ceux qui étaient présents ne souhaitait être mêlé à une affaire sordide. En outre la jeune fille n’avait pas de famille et Pavignano pas d’héritier pour asticoter la police en vue de récupérer la fortune… que l’État a mise sous séquestre. En outre, vous n’ignorez pas combien la Mafia est puissante en Sicile ? Les journaux ont été muselés et l’affaire classée après que Pavignano eut été condamné à mort par contumace !

— Et comme les autres vous avez gardé le silence ? Cela ne vous ressemble pas !

— Pas tout à fait puisque j’ai peint les joyaux disparus. Par la suite j’ai reçu des menaces comme en ont sans doute reçu les autres participants au bal. Cela dit moi je l’ai revue, la parure de Bianca Capello, ajouta le peintre en regardant son hôte avec attention afin de ne rien perdre de ses réactions.

Elles furent ce qu’il espérait. Occupé à déguster son armagnac les yeux mi-clos, Morosini s’étrangla avec l’alcool, toussa, devint écarlate, se jeta sur un verre d’eau qui le ramena graduellement à sa couleur habituelle. Boldini n’avait pu s’empêcher de rire :

— Pardon ! Je ne pensais pas produire un tel effet !

— Pour ce qui est des effets, on peut dire que vous vous entendez à les graduer ! C’est du grand art ! Et où les avez-vous revus ?

— À Londres, à la fin de l’année 21. Vous le savez ou vous ne le savez pas mais je m’y étais réfugié au début de la guerre avant d’opter finalement pour Nice et j’y ai conservé quelques amis. Le soir de la Saint-Sylvestre l’un d’eux m’avait invité à Covent Garden où Teresa Solari devait se faire entendre dans Tosca. Je vous avoue que j’étais enchanté : j’ai toujours adoré la Solari, en particulier dans ce rôle où elle était sublime et ce soir-là elle s’est surpassée, insufflant à son personnage une intensité d’émotion jamais égalée…

— Attendez donc !… N’est-ce pas ce même soir qu’elle s’est tuée ?

— Qu’on l’a tuée. Une main criminelle avait ouvert une trappe sous le matelas qui la reçoit lorsqu’elle est censée se jeter du haut des remparts du château Saint-Ange. À l’ultime instant le matelas a été retiré et la malheureuse s’est écrasée dans les profondeurs du théâtre.

— C’est cela. La presse a dit que le meurtrier en voulait à ses bijoux. Comme toutes les grandes cantatrices elle portait l’une de ses propres parures…

— Oui mais ce que l’on n’a pas dit, c’est que la parure en question était celle de Bianca Capello. Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour la reconnaître et je l’ai eue dans mes jumelles durant presque toute la soirée. Inutile de vous dire à quel point je me sentais mal en voyant ces pierres sanglantes sur la gorge d’une si belle artiste.

— A-t-on arrêté l’assassin ?

— Pas que je sache, pourtant le policier qui a mené l’enquête n’était pas un apprenti, loin de là ! Un drôle d’oiseau d’ailleurs ! Toujours drapé dans un macfarlane pisseux qui lui donnait l’air d’une chauve-souris.

— Le chef superintendant Gordon Warren. Je suppose ? fit Morosini avec un large sourire.

— Vous le connaissez ?

— Votre description est lumineuse. Mon ami Vidal-Pellicorne et moi l’avions surnommé le « Ptérodactyle ». Vous voyez que vous n’êtes pas tombé loin. Après un premier contact… disons épineux, il est devenu pour nous un excellent ami. Mais ce qui me surprend c’est qu’il ait abandonné l’enquête sans la conclure. C’est avec son collègue français Langlois le flic le plus têtu que je connaisse. Un remarquable professionnel toujours chargé des affaires les plus délicates.

— Je n’ai pas dit qu’il avait abandonné et je n’aurais pas le mauvais goût de mettre en doute ses qualités. Simplement l’enquête était au point mort quand je suis rentré en France… à moins que l’on n’ait pas jugé utile d’en dire plus à l’étranger que j’étais ? De toute évidence on ne débordait pas de sympathie pour moi.