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Ça, Morosini voulait bien le croire. L’œil jaune et fixe dont Warren le gratifiait au début houleux de leurs relations n’était pas de ceux qui s’oublient. Selon les critères du Super, le grand Boldini avec son mélange de faconde italienne et de hauteur un rien dédaigneuse devait se classer pour lui parmi les rastaquouères infréquentables. Cependant il pouvait être intéressant d’aller faire un tour à Londres pour une conversation à cœur ouvert avec le Ptérodactyle et Aldo commençait à peine à en caresser l’idée quand il s’aperçut que l’attention du peintre s’était détournée de lui au profit d’un couple qu’Olivier Dabescat, la mine pincée, conduisait à l’une des tables les plus en vue après que l’homme eut refusé le fond de la salle d’un geste autoritaire. Sans doute tenait-il à ce que tout le restaurant pût admirer sa compagne. Il est vrai qu’elle en valait la peine ! Une ravissante jeune femme blonde aux yeux sombres – la couleur hésitait entre le bleu, le vert foncé et le noir – admirablement habillée d’un tailleur noir réchauffé de vison qui sentait son grand couturier d’une lieue bien que Morosini hésitât entre Jean Patou et Lucien Lelong. En revanche il attribua sans hésiter à Caroline Reboux le minuscule chapeau ennuagé d’une voilette noire perché sur les cheveux blonds artistement ondés. Elle seule était capable de réaliser ce chef-d’œuvre d’équilibre instable rappelant ceux dont Lisa raffolait.

Son compagnon était nettement moins séduisant : la cinquantaine bien entamée il arborait ces airs supérieurs que le Vénitien détestait d’instinct sachant que ceux pouvant y avoir droit n’avaient que rarement le mauvais goût de les afficher. Mais il devait être fort riche si l’on en croyait les perles de sa compagne et sa propre panoplie d’objets d’or : outre la chaîne de montre, épaisse comme un câble d’amarrage, qui barrait son gilet, celle passée à son poignet et les bagues ornant la moitié de ses doigts, il y avait une énorme épingle de cravate avec un diamant au milieu, un étui à cigares, un à cigarettes et un briquet du même métal. La table s’en trouvait un peu encombrée mais le personnage aimait apparemment à en jouer et personne ne se fût permis, dans ce temple du bon goût, de lui faire remarquer que ce n’était pas le style de la maison, le client ayant, par définition, toujours raison.

Le physique de l’inconnu n’entrait sans doute pas pour grand-chose dans les regards dont le couvrait sa compagne. Il avait un visage dur à la peau couperosée qu’un double menton n’adoucissait pas, de petits yeux de couleur indécise profondément enfoncés sous le surplomb d’arcades sourcilières hérissées de poils poivre et sel. De stature modeste il avait l’air taillé d’un seul bloc dans une matière rugueuse ressemblant assez à du granit. Des épaules en porte-manteau naissait un cou sans doute moins haut que le faux-col glacé qui l’obligeait à relever le menton. La longue moustache à la mongole n’arrangeait pas les choses, son tracé accusant les plis implacables de la bouche et du faciès buté. C’était cet homme-là pourtant que Boldini fixait avec une extraordinaire intensité. Morosini d’abord s’en amusa :

— Vous vous trompez de cible, mon cher Maître. Ce vilain bonhomme ne mérite pas votre attention alors que sa compagne…

— N’est qu’une jolie femme ! répondit le peintre avec une brutalité surprenante. Vous comprendrez mieux quand je vous aurai dit que son voisin s’est trouvé mêlé aux deux drames que je viens d’évoquer pour vous… J’aimerais un autre verre si cela ne vous ennuie pas ?

— Au contraire ! Je vous suivrai.

D’un signe, Aldo appela un serveur, passa une commande exécutée presque instantanément. Et, tandis que Boldini avalait une rapide gorgée sans quitter des yeux l’homme, il hasarda prudemment :

— Ce qui veut dire que ce personnage participait à…

— … la soirée de Bagheria et à celle de Covent Garden. Ce genre de gueule ne s’oublie pas, croyez-moi, continua-t-il avec une soudaine nervosité.

— Dans ce cas vous devez savoir qui il est ?

— L’un de ces potentats américains aussi riches que mal élevés. Celui-là vient de New York ou de Chicago, je ne sais plus très bien. Il y dirige une sorte d’empire qui va de la construction des gratte-ciel – sa façade en quelque sorte – à toute une suite de commerces moins avouables. J’ajoute qu’il est d’origine sicilienne. Il s’appelle… Ricci, je crois ? Oui… je me souviens : Aloysius C. Ricci.

— Ricci ? Je le verrais plutôt Florentin ?

— Il n’a pourtant rien d’un Botticelli ni même d’un Verrocchio !

— C’est son nom qui me frappe. Avez-vous oublié qu’un Ricci a joué un rôle déterminant dans la vie de Bianca Capello ?

Et comme Boldini donnait des signes évidents d’ignorance, il poursuivit :

— L’assassin de son premier époux, ce Pietro Buenaventuri qui l’avait enlevée de Venise et installée à Florence, ce sbire du grand-duc Francesco qui lui a permis de devenir grande-duchesse s’appelait ainsi. Alors vous me permettrez de trouver que ça commence à faire pas mal de coïncidences. Il ne manque plus qu’un Capello ou un Médicis pour compléter le tableau.

Cette fois le peintre accusa le coup. Derrière leurs fines lunettes à monture d’or ses yeux s’agrandirent et s’attachèrent plus que jamais à l’Américain. Morosini demanda :

— Que savez-vous d’autre sur lui ?

— En dehors d’un penchant immodéré pour les femmes blondes dont j’ai entendu dire qu’il change souvent, je n’ai vraiment rien de plus à vous apprendre.

— C’est déjà pas mal. La suite je vais essayer de la trouver ailleurs.

Abandonnant enfin sa contemplation Boldini tressaillit comme s’il sortait d’un rêve :

— Vous pensez que cet homme a pu jouer un rôle dans ces deux meurtres ? C’est sérieux ?

— Très ! J’aurais préféré qu’il collectionne les joyaux plutôt que les jolies filles mais l’un n’empêche pas l’autre après tout et vous ne m’avez pas l’air très renseigné sur ce type.

— J’en conviens et j’avoue même que je l’avais oublié. C’est en le revoyant ici que mes souvenirs se sont réveillés. Pardonnez-moi si je vous semble indiscret mais où pensez-vous résoudre le problème ?

— À Londres. Je brûle de l’envie soudaine de revoir Scotland Yard et son limier-vedette. En attendant je crois que nous allons avoir une visite, ajouta-t-il en baissant le ton.

En effet, après un bref entretien avec le maître d’hôtel, Aloysius C. Ricci venait de s’extraire – sans aucune grâce d’ailleurs ! – de son délicat fauteuil Louis XV pour franchir l’espace séparant sa table de celle des deux hommes. Il arma son visage pour la circonstance d’un sourire pavé de dents… en or bien entendu. Un joyau de l’art dentaire américain mais qui n’arrangeait rien… Il eut une brève inclinaison du buste, puis déclara en italien :

— Il me semblait bien avoir reconnu le grand Boldini et j’avais dans l’idée de l’inviter à ma table mais cet âne bâté de maître d’hôtel a prétendu que vous n’accepteriez pas !

Boldini pris de court ne trouvant rien à répondre ce fut Aldo qui s’en chargea pour lui donner le temps de se remettre.

— Cet âne bâté comme vous dites, outre le fait qu’il est l’un des hommes les plus discrets et les plus courtois que je connaisse, est aussi celui qui sait le mieux son monde ! On dirait que ce n’est pas votre cas ? Remarquez, il avait entièrement raison en disant que votre invitation ne serait pas acceptée.