— Tu ne me déranges jamais ! Euh… rarement ! J’avoue que ce soir… Mais, j’y pense, tu voulais peut-être venir t’installer ?
— Alors que je te croyais au fond de l’Égypte ? Je n’ai pas pour habitude d’investir les logis qui ne m’appartiennent pas. Rassure-toi j’ai laissé mes petites affaires au Ritz et c’est Warren qui m’a appris ta présence à Londres. En outre, il a gaffé, le pauvre ange, en s’imaginant que je dînais chez toi avec lui.
— Mais enfin pourquoi y es-tu allé ? Tu as des ennuis ?
— Pourquoi veux-tu que j’aie des ennuis nécessitant l’aide de la police de Sa Majesté ?
— Alors qu’est-ce que tu fais à Londres ?
— Ça mon bonhomme ça ne te regarde pas ! Chacun ses petits secrets. Je pourrais d’ailleurs te retourner la question mais comme tu n’as pas l’air décidé à répondre, je te tire ma révérence ! Cependant je n’imaginais pas que le Ptérodactyle eût des goûts aussi romantiques, ajouta-t-il en désignant les fleurs de la table. Des roses et du muguet ! Au fond ce doit être un tendre…
Aldo persiflait mais intérieurement il bouillait. L’accueil plutôt frais de son ami lui causait une déception d’autant plus cuisante qu’elle suivait de trop près la joie éprouvée à l’idée de reconstituer leur tandem dans la chasse aux joyaux de la Sorcière. Il ne comprenait pas ce qui se passait. À eux deux, ils composaient jusqu’à présent une belle mécanique, bien huilée et c’était bien la première fois qu’un grain de sable s’y glissait au point de la faire grincer. Peut-être même la briser ?
Refusant de s’attarder sur une pensée aussi déprimante, Aldo regagna l’antichambre. Adalbert l’y suivit :
— Écoute, dit-il, je suis désolé de te recevoir de la sorte mais je suis pris par une… importante affaire et je n’ai pas le moindre temps à te consacrer. Il faut comprendre ! On se reverra… plus tard et alors je t’expliquerai…
— Tu n’expliqueras rien parce que c’est moi qui alors n’aurai peut-être plus de temps à t’accorder, lâcha Morosini incapable, sous peine d’étouffer, de contenir plus longtemps sa colère. Je te souhaite une excellente soirée !
— Dis-moi au moins comment vont Lisa et les enfants ?
— Le mieux du monde ! Bonsoir !
En prenant son chapeau et ses gants des mains de Théobald, Morosini rencontra son regard et ce regard empreint d’une lourde tristesse, ce regard qui cherchait à lui transmettre un message lui rappela quelque chose. Théobald avait le même quand, à leur retour du périple à la recherche des émeraudes du Prophète, Adalbert s’était fiancé avec la pseudo-Hilary Dawson et que, rue Jouffroy, on parlait mariage. Un mariage qui représentait aux yeux du serviteur modèle la fin d’une existence, pleine d’imprévus sans doute, mais harmonieusement réglée dans ses détails quotidiens. Le simple fait de cuisiner pour une Anglaise au goût irrémédiablement dépravé le rendait malade. Ce fut pour Aldo un trait de lumière : cette débauche de fleurs, la mauvaise humeur d’Adalbert et son désir de se débarrasser de lui s’expliquaient tout naturellement s’il attendait une femme. Cependant quelque chose clochait : qu’est-ce que Warren venait faire là-dedans ? Aldo que le temps ne pressait pas résolut d’en savoir un peu plus.
Revenu dans Cheyne Walk, la promenade qui longeait la Tamise, il partit d’un pas tranquille comme s’il cherchait un taxi, gagna l’abri des arbres, s’éloigna assez pour n’être plus en vue des fenêtres de la maison, fit un tour et revint s’abriter derrière le tronc le plus commode pour observer ce qui allait se passer. D’abord la nuit tomba puis il vit arriver Warren en smoking sous un ample manteau. Enfin, après un laps de temps qui lui parut interminable une longue Rolls-Royce noire conduite évidemment par un chauffeur en livrée s’arrêta : une jeune femme enveloppée de chinchilla – une frileuse sans doute car on était au printemps et il ne faisait pas froid ! – en descendit. À la lumière d’un réverbère, Aldo put voir qu’elle avait de magnifiques cheveux sombres dans lesquels une aigrette blanche était plantée fixée par un étroit bandeau clouté de diamants. D’autres diamants brillaient à ses oreilles mais elle était de celles qui n’ont pas besoin d’ornements pour rehausser leur beauté. Sous la lumière froide du réverbère cette femme lui parut ravissante et il eut l’impression quelle ne lui était pas inconnue. Elle ressemblait incontestablement à une princesse égyptienne… mais aussi à quelqu’un d’autre que pour le moment il ne situait pas.
Quand la belle inconnue fut entrée dans la maison, Aldo dut se faire violence pour ne pas aller faire un brin de causette avec le chauffeur. Même appartenant à une grande maison, il y a toujours moyen d’en tirer des renseignements mais il se voyait mal dans ce rôle et, pensant que Warren consentirait peut-être à satisfaire sa curiosité, il resta encore un moment à contempler les fenêtres éclairées puis tournant les talons se mit en quête d’un taxi pour rentrer à l’hôtel. Encore plus déprimé qu’en sortant de chez Adalbert parce qu’il y avait gros à parier que celui-ci était tout simplement tombé amoureux de la dame au chinchilla. Il fallait avouer qu’il y avait de quoi mais était-ce une raison pour jeter quasiment dehors son meilleur ami ?
Aldo admettait volontiers que le meilleur ami en question n’avait pas débordé d’enthousiasme lorsqu’à Istamboul, il avait vu débarquer de l’Orient-Express un Adalbert épanoui escortant une blonde Anglaise que l’on supposait s’appeler Hilary Dawson. Il était resté courtois parce que c’était chez lui une seconde nature mais ne s’était guère donné la peine de cacher son agacement et même sa méfiance(5). Amplement justifiée par la suite des événements mais il n’y avait aucune raison pour que la jolie femme entrevue soit aussi vénéneuse. En outre elle ne devait pas avoir de problèmes d’argent…
Une fois casé dans un taxi qui sentait la pipe froide, il fit son examen de conscience et s’adressa des reproches. De quel droit prétendait-il régir la vie sentimentale d’Adalbert ? Celui-ci avait bien été obligé d’en passer par les fluctuations de la sienne au temps où Anielka Solmanska(6) l’envahissait et, plus tard, de le voir épouser Lisa sans broncher alors qu’il était lui-même quelque peu amoureux de la jeune fille. Et la nouvelle venue semblait bien belle ! Avec son faux air de princesse égyptienne, elle avait tout ce qu’il fallait pour séduire un archéologue. Et la débauche de fleurs à laquelle s’était livré Adalbert était significative. À y réfléchir Aldo finit par conclure que ce qui le froissait le plus dans cette histoire c’était Warren. Quel rôle le Ptérodactyle venait-il jouer dans les amours pellicorniennes ? Celui de duègne ? Ridicule ! Celui de confident ? C’est là que le bât blessait… Ou alors, la dame avait un problème nécessitant un conseil, voire une aide discrète de la Police et ceci expliquerait cela mieux que n’importe quel roman né de son imagination méridionale ?…
On en était à ce point quand la voiture s’arrêta devant le Ritz mais avant que le voiturier galonné ait eu le temps d’ouvrir la portière, Morosini ordonnait à son chauffeur :
— Retournons à Cheyne Walk !
— Si c’est pour revenir ensuite ici, je préfère que vous preniez un de mes confrères, sir. Je termine dans une demi-heure.
— Dans ce cas…
Aldo paya la course, descendit presque sur les pieds du voiturier qui avait entendu l’échange de paroles :
— Un autre taxi, sir ?
— Pas maintenant, merci !
Habitué aux caprices des clients, l’homme n’insista pas. Aldo rentra dans l’hôtel et fila droit au bar. Il venait de penser à un moyen commode d’exécuter l’idée qui lui était venue mais pour ce faire il avait besoin d’une fine à l’eau pour se remettre de ses émotions et de l’annuaire du téléphone… Nanti de l’une et de l’autre, il chercha le numéro du White Horse, un pub du Strand où l’une de ses vieilles connaissances avait ses habitudes. Il demanda Harry Finch(7). Par chance il était là :