— Tenez ! Regardez !
La notion du danger qu’il courait s’effaça devant l’émotion, toujours renouvelée, de l’amateur et de l’expert au moment d’approcher une pièce exceptionnelle. En vérité, ils l’étaient, cette croix et ces pendants d’oreilles tant par la beauté des pierres que par la perfection du travail d’orfèvre. Les rubis surtout étaient admirables : de magnifiques « sang-de-pigeon » d’un rouge profond et envoûtant reléguant un peu perles et diamants à ce qui était, au fond, leur vocation : mettre en valeur les somptueuses pierres pourpres. Ils étaient si beaux que les longs doigts aristocratiques d’Aldo tremblaient légèrement en les touchant, fasciné qu’il était par leur profondeur au point d’oublier que le sang avait coulé sur eux depuis leur sortie de l’atelier du joaillier d’antan :
— Superbes ! conclut-il. Vraiment dignes d’une reine ! On peut comprendre que Marie de Médicis ait passé outre sa haine de sa belle-mère pour la joie de les porter !
— Elle ne les a jamais portés. Ils faisaient sans doute partie de son coffre à bijoux quand elle est allée épouser Henri IV mais elle possédait tellement de parures qu’elle en a fait cadeau à sa favorite Leonora Concini.
— La Galigaï ? s’exclama Aldo trop passionné pour s’étonner de la subite érudition du mafioso. Voilà pourquoi ils n’ont jamais fait partie des Joyaux de la Couronne ! Après l’exécution de cette femme je crois savoir que le futur duc de Luynes a récolté certains de ses bijoux. Les plus beaux sans doute et il est possible que ceux-ci aient paré son épouse, la fameuse duchesse de Chevreuse…
— Sans doute ! coupa Ricci avec impatience. Ce que j’en sais en dehors de ce que je viens de vous dire et que Cesare m’a appris, est qu’au début du siècle ils étaient revenus à Florence. Ils appartenaient à la mère du comte Pavignano… dont mon frère était l’amant. Cesare était superbe alors et ne rencontrait guère de cruelles. Le David de Michel-Ange qui est à la Signoria de Florence peut en donner une idée. Passionné par l’histoire des Médicis dont une aïeule nous a légué quelques gouttes de sang…
— Je vous croyais siciliens ?
— L’un n’empêche pas l’autre, vous devriez le savoir ! Les Pavignano le sont aussi mais donna Maria, la mère, était de Florence où elle conservait une demeure de famille. Cesare et elle s’y retrouvaient souvent et c’est au cours d’un de ces voyages qu’il a rencontré Bianca Buenaventuri dont il est tombé éperdument amoureux : elle ressemblait beaucoup à celle dont il avait fait son idéal féminin : Bianca Capello. Elle aussi l’a aimé et ils devaient se marier quand Pavignano à son tour est tombé amoureux d’elle. Il était riche, lui, alors que, même si certaines protections m’avaient permis de commencer ma fortune, nous ne pouvions nous comparer à lui. Pourtant Bianca l’a d’abord refusé : perdre Cesare lui semblait impossible. Alors Pavignano a employé les grands moyens : une nuit, ses gens se sont emparés de mon frère, l’ont emmené dans un lieu écarté et là ils l’ont massacré…
— N’aurait-il pas été plus simple de le tuer ?
— Un mort est parfois puissant ! Bianca l’aurait peut-être pleuré longtemps et Pavignano était pressé de la mettre dans son lit : mieux valait faire de Cesare un objet d’horreur et vous avez pu constater qu’ils ont réussi certainement au-delà de leurs espérances.
Au souvenir de ce visage de cauchemar qu’il avait entrevu, Morosini eut un frisson : plus de nez, plus de lèvres et autour des chairs tuméfiées, rongées par d’affreuses brûlures, un crâne presque chauve avec lui aussi des traces de brûlures, un seul œil visible, l’autre étant recouvert d’un bourrelet de peau violacée. On avait méticuleusement détruit cette figure avec une abominable cruauté. Le corps n’avait pas dû être épargné car l’homme boitait et ses épaules voûtées, ses longs bras évoquaient la silhouette d’un singe.
— Comment a-t-il pu résister ? pensa-t-il tout haut.
— Il était très vigoureux et on ne lui a infligé aucune blessure mortelle. Après quoi on l’a abandonné sur place où je l’ai découvert. Un message anonyme m’avait prévenu. Je vous passe la description du calvaire qu’il a enduré pour revivre bien qu’il passât pour disparu. Grâce à la Mafia, j’ai pu le faire soigner dans une clinique discrète. Son esprit était intact et l’un comme l’autre nous avons juré la vengeance. Les bourreaux ont été retrouvés et leur mort a été cruelle. Pour ce qui est de Pavignano et de sa fiancée vous savez ce qu’il en est advenu. J’ai moi-même égorgé Bianca et lui ai repris sa parure. Quant à Pavignano si on ne l’a pas retrouvé c’est parce que mes hommes – vous diriez mes complices n’est-ce pas ? – l’avaient enlevé. On a vitriolé son visage avant de l’enterrer vivant…
En dépit de son sang-froid, Aldo ne put étouffer un hoquet d’horreur. Il savait depuis longtemps quel degré de cruauté pouvaient atteindre les hommes – et singulièrement les Siciliens – dans la vengeance, mais c’était dur à avaler et il dut se forcer pour articuler calmement la question qui lui venait. Au pli de ses lèvres, son dégoût était visible :
— Je ne comprends pas. Vous avez pris les bijoux. Comment se fait-il qu’il vous ait fallu tuer la Solari pour les lui reprendre ?
— La plus simple des raisons : on me les a volés. J’avoue avoir eu du mal à les retrouver. Cela m’a pris du temps jusqu’à ce que j’apprenne que mon voleur était le père de Teresa Solari. Il était alors déjà passé de vie au trépas ce qui m’a évité de le lui faire payer…
— Vous avez préféré vous en prendre une fois de plus à une femme innocente ?
— Il me les fallait afin d’en parer les sosies de Bianca que je ne cessais de rechercher pour Cesare. Grâce à son génie financier – à la guerre aussi ! – mon empire se développait. Et j’ai construit pour lui ce palais…
— … dont il n’habite que les souterrains ! Magnifiquement aménagés je dois en convenir d’après ce que j’ai aperçu.
— Il lui arrive de venir dans ces appartements. Et même d’y loger. Ses hommes prennent alors en charge le palais. Seuls les gardes extérieurs et les jardiniers sont à demeure fixe.
— Et ils peuvent supporter sa vue ?
— Cesare se masque devant eux. Ils sont royalement payés et savent que s’il lui arrivait malheur ou s’ils parlaient, ils ne lui survivraient pas. Un seulement peut le voir tel qu’il est et c’est une femme, une infirmière qui l’aimait avant le désastre et qui l’a soigné en clinique. Elle est laide et lui a voué sa vie. J’ajoute qu’elle en sait autant que n’importe quel médecin : j’y ai veillé.
— Une femme ? Et il la respecte ?
— Je viens de vous dire qu’elle est laide. En outre, seules celles qui ressemblent à Bianca éveillent son désir… et sa rage ? Chez lui il y a le portrait de la Sorcière de Venise mais aussi ceux de « ses » femmes car ne vous y trompez pas, je ne les épouse que par procuration en quelque sorte puisque tous deux nous appelons Cesare. Seule la dernière n’a pas été peinte faute de temps mais surtout parce que cela n’a plus d’importance… Celle-ci l’accompagnera dans la mort et reposera en paix auprès de lui.
— En paix ? Après ce qu’elle aura subi ?
— Elle souffrira moins que les autres puisque demain à pareille heure tout sera détruit jusques et y compris l’accès aux souterrains… Permettez que je reprenne mon bien ? ajouta-t-il en refermant l’écrin sur le velours duquel Aldo venait de reposer la croix. Cette chère Mary va avoir la joie de s’en parer pour notre dîner de noces. Ce sera la dernière fois qu’ils apparaîtront en public sur une gorge de femme…