Elle s’acheva au niveau d’un couloir faiblement éclairé par une applique en bronze fixée au mur menant à une porte entrouverte derrière laquelle il y avait de la lumière. À pas de loup, Aldo et Adalbert s’en approchèrent. On n’entendait plus que des sanglots mêlés de gémissements. Aldo poussa le battant avec d’infinies précautions dévoilant peu à peu la salle qu’il avait pu entrevoir au moyen d’une étroite glace sans tain depuis une cave située à l’autre extrémité de la maison. En fait le grand caveau aux voûtes arrondies devait, à longueur égale, se trouver sous la terrasse d’où les invités avaient contemplé le feu d’artifice.
C’était une salle splendide, rythmée autour de quatre portraits en pied, trois femmes et un homme, alternant avec des tapisseries précieuses et de hautes bibliothèques. Les trois femmes se ressemblaient par le visage et le costume. Bianca Capello, d’après le Bronzino, était la première, les deux autres devaient être Maddalena Brandini et Anna Langdon habillées et coiffées à peu près comme elle. L’homme dont l’effigie surmontait une espèce d’autel bas éclairé par quatre candélabres chargés de cierges flambants avait fière mine sous un manteau ducal du XVIe siècle mais aucun des deux arrivants n’y prêta attention, horrifiés qu’ils étaient par le spectacle hallucinant qu’ils découvraient : écartelée plus qu’étendue sur l’autel, ses bras et ses jambes attachées aux quatre chimères de bronze placées autour, Hilary subissait l’assaut brutal d’un être monstrueux dont la figure était, à elle seule, un cauchemar vivant et dont le corps blême avait quelque chose de sépulcral. Pour étouffer ses cris on avait bâillonné la malheureuse qui gémissait autant des coups de reins de son bourreau que des blessures causées par les gants terminés par des griffes de fer dont il meurtrissait les épaules où il s’accrochait. Le sang coulait qu’une petite femme drapée de noir agenouillée auprès d’elle essuyait au fur et à mesure en chantonnant bouche fermée une obsédante mélopée…
Sans penser un seul instant qu’il allait attirer les valets du démon Aldo leva son arme, fit feu au moment précis où le violeur se redressait avec un râle de triomphe. La balle l’atteignit en pleine tête et il s’écroula sur le corps de sa victime.
Le cri de la femme agenouillée fit écho au sien. Relevée à la vitesse d’un serpent, elle tira de sa robe un coutelas, bondit à la gorge d’Hilary dont elle empoigna les cheveux la lame tendue vers la gorge de la jeune femme. La seconde balle d’Aldo la cueillit au vol et elle s’affaissa sur le sol.
— T’en reste plus que deux ! constata Adalbert. Et on ne sait pas combien d’ennemis on va voir surgir…
— Avec ce que tu as on devrait pouvoir faire face ! Et pour ce qui est des reproches, tu repasseras ! Aide-moi plutôt !
— Mais je ne te reproche rien ! J’admire au contraire ! Quel coup d’œil ! Je ne sais pas si j’aurais osé. Tu tires mieux que moi…
Le misérable Cesare était grand et lourd. À eux deux ils l’arrachèrent du corps, inerte à présent, d’Hilary pour le rejeter à terre au pied d’un candélabre où les ravages de sa face apparurent en pleine lumière. C’était tellement hideux qu’Aldo ne put s’empêcher de remarquer :
— Il y a de quoi rendre fou n’importe quel homme. Les médecins qui l’ont soigné auraient mieux fait de le tuer plutôt que de le condamner à vivre avec ça… D’après ce que j’ai compris il l’a voulu…
— Prends mon arme et surveille ! Je m’occupe d’Hilary ! intima Adalbert qui venait de trancher les liens de la jeune femme et se penchait sur son corps meurtri qui saignait en plusieurs endroits. Il y avait aussi du sang sur ses cuisses dénonçant une blessure interne. Il chercha des yeux autour de lui, aperçut une carafe d’eau sur une table auprès de bouteilles d’alcool, s’empara des linges dont se servait la femme et entreprit de laver le sang avant de nettoyer au whisky afin de se rendre compte de l’étendue des dégâts. Hilary n’était qu’évanouie et réagit à la brûlure de l’alcool. Son pouls battait vite et faiblement mais avec régularité. Pendant ce temps, un pistolet dans chaque main Aldo, étonné que les coups de feu n’eussent attiré personne, faisait lentement le tour de la salle, ouvrant tout ce qui ressemblait à une porte en prenant évidemment les précautions d’usage. Ce fut derrière l’une d’elles donnant sur une salle de bains qu’il découvrit Nelly Parker, ficelée comme un poulet et abandonnée sur le carrelage mais apparemment en bon état. Elle exhala en le reconnaissant un profond soupir de soulagement, riant et pleurant à la fois :
— Les coups de feu, c’était vous ? Mon Dieu quel bonheur !
— Ne vous réjouissez pas trop vite ! Nous avons seulement abattu le monstre et sa servante mais les autres ne doivent pas être loin… Combien y avait-il de gardes ici ?…
Tout en parlant, il avait entrepris de la libérer de ses liens à l’aide de ciseaux trouvés sur une tablette puis de la frictionner pour rétablir la circulation.
— Je n’en ai vu que trois mais ils doivent être déjà loin. Je les ai entendus dire après qu’ils m’ont eu liée qu’il fallait filer, que le palais allait sauter. Et elle, la fiancée, comment va-t-elle ?
— Très secouée et blessée mais elle devrait s’en sortir. Je l’ai toujours connue forte. Il est vrai qu’un pareil cauchemar…
— Elle peut s’estimer heureuse : sans vous elle aurait mis cinq ou six jours à mourir. Les hommes étaient persuadés qu’un troisième meurtre ne passerait pas, qu’il était plus prudent de tout laisser tomber et prendre la fuite avant de se retrouver au bout d’une corde ou sur la chaise électrique.
— Et Betty ? Où est-elle ?
— Morte. Elle a été surprise tandis qu’elle attachait sa dynamite à un tuyau d’aération. Ils l’ont… autant dire assommée sur place. De l’endroit où elle m’avait dit de rester cachée, j’ai tout vu. C’est quand j’ai voulu m’enfuir que j’ai été capturée… et emmenée devant ce… ce… J’en ai reçu un tel choc que je me suis évanouie. Quand je me suis réveillée j’étais ligotée et « il » disait qu’on me mette dans la salle de bains… qu’il s’occuperait de moi après ! Que j’étais intéressante… à cause de mes cheveux !… Elle eut un sanglot puis ajouta : « Jusqu’ici je doutais un peu que l’enfer existe mais maintenant j’en suis sûre ! »
— Venez à présent ! fit Aldo en l’aidant à se relever. La pauvre Betty n’a pas réussi avec sa dynamite cependant l’enfer et le reste doivent sauter à l’aube pendant que Ricci s’enfuira au bout du monde sur son yacht !
Ils retournèrent dans la salle où Adalbert, après l’avoir pansée de son mieux, achevait d’envelopper Hilary dans une couverture arrachée au divan. Sa respiration était meilleure mais elle n’avait toujours pas repris connaissance.
— Elle a besoin d’un médecin, dit-il. Il faut lui en trouver un dare-dare et en priorité quitter les lieux… Content de voir que vous allez bien, Nelly !