— Monsieur le Prince, s’il vous plaît…
Il opéra un quart de tour et reconnut avec surprise la jolie fille qu’il avait vue déjeuner au Ritz de Paris avec Aloysius C. Ricci. Mais cette fois elle était beaucoup moins gaie et les yeux qu’elle levait sur lui étaient pleins d’une angoisse à la limite des larmes.
— Vous me reconnaissez ? murmura-t-elle.
— Quand on vous a vue une fois il est difficile de vous oublier, dit-il gentiment. C’était à Paris et vous étiez à une table non loin de celle où je déjeunais avec Giovanni Boldini. Vous-même étiez en compagnie d’un Américain… pas très amusant si je ne me trompe.
— Vous ne vous trompez pas. Je vous en supplie, accordez-moi un peu de votre temps ! J’ai… tellement besoin d’aide ! ajouta-t-elle d’une voix mal assurée… Il y a si longtemps que je vous attends !
— Tant que ça ?
— Depuis hier. Je venais d’arriver à Londres pour demander secours à un ami… du moins je croyais que c’en était un, quand passant devant cet hôtel je vous ai vu y entrer. Alors j’y suis allée à mon tour, j’ai pris une chambre après m’être assurée que vous étiez bien descendu ici et, ce matin, je me suis établie dans ce hall. Vous veniez de partir j’ai donc attendu votre retour.
— D’où veniez-vous ?
— D’un château près d’Oxford où j’ai réussi à prendre un train pour Londres. Je parle à peine l’anglais et ça n’a pas été facile mais il fallait que je m’en aille… le plus loin possible !
Morosini remit à plus tard de lui en demander la raison. Il se contenta de remarquer :
— Vous êtes française ? Pourquoi n’avoir pas pris le train pour Douvres ?
— Parce que c’est à Paris qu’Aloysius me cherchera en premier. Il ne peut pas imaginer que je veuille rester dans un pays où je ne connais rien ni personne.
— Sauf cet ami dont vous n’êtes pas sûre si je vous ai comprise ?
Elle baissa sa tête blonde coiffée d’une étroite toque garnie de coques de ruban assortie à son tailleur chocolat qu’éclairait un corsage de satin blanc. Puis elle soupira :
— Oui. Il me faisait une cour discrète et même m’avait donné son adresse au cas où j’en aurais assez d’Aloysius mais quand je suis arrivée chez lui, il n’y était pas et son domestique m’a dit qu’il serait absent plusieurs jours. Alors ne sachant où aller j’ai marché dans la ville… et vous connaissez la suite !
La suite sans doute mais ce qui intéressait Aldo c’était justement ce qui s’était passé avant. Son regard embrassa l’enfilade somptueuse d’arcades de stucs et de dorures qui composaient le rez-de-chaussée du palace, consulta sa montre-bracelet et pour finir s’empara du bras de la jeune femme :
— Venez ! C’est l’heure du lunch et nous serons mieux autour d’une table dans un coin tranquille pour causer.
Elle se laissa emmener sans résistance et ne retint pas un léger soupir de soulagement en prenant place dans le fauteuil cabriolet qu’Aldo lui présentait. À mieux la regarder, celui-ci nota sur le joli visage des traces de larmes mal dissimulées par la poudre du maquillage et, surtout, entre les sourcils un pli soucieux quasi douloureux. Plus étrange encore elle avait le comportement d’un animal affamé. Son regard d’un brun velouté s’attachait au petit pain posé sur une table voisine où déjeunaient deux hommes. Il se pencha vers elle :
— Avez-vous faim ?
Elle hocha la tête affirmativement sans quitter des yeux la table d’à côté. Il comprit alors que sa question aimable et rituelle à laquelle répondait souvent un sourire rencontrait chez cette femme une résonance tragique et qu’elle souffrait réellement de la faim. Il appela le maître d’hôtel, commanda un repas substantiel sans être trop lourd mais réclama en urgence un « porto flip », du pain et du beurre. Qu’on lui apporta dans l’instant. L’effet fut surprenant : incapable de se contenir plus longtemps, elle s’empara du pain et sans même songer à le beurrer se mit à le dévorer tout en vidant le verre plein d’un liquide parfumé qui lui fit monter le rouge aux joues.
— Ce n’est pas dans cet hôtel que vous avez pris une chambre, affirma Aldo gentiment. Où avez-vous passé la nuit ?
Elle le regarda avec des yeux pleins de larmes puis baissa la tête lâchant son dernier morceau pour serrer ses mains l’une contre l’autre.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Parce que vous êtes réellement affamée et que, dans cet hôtel vous auriez au moins eu un solide breakfast. Alors où étiez-vous ?
— Dans la salle d’attente de la gare qui n’est pas loin d’ici. Vous comprenez j’avais juste assez d’argent pour prendre le train et un omnibus pour Piccadilly. Celui que je venais voir habite sur la même avenue que le Ritz. C’est en passant devant l’entrée que je vous ai vu entrer…
— Bien ! Déjeunons d’abord ensuite nous parlerons !
Tandis que tous deux – elle plus posément que le pain – dégustaient le saumon Marquise de Sévigné qui était l’une des gloires de la maison, Aldo observait discrètement son invitée non sans admiration. En dépit des heures pénibles qu’elle venait de vivre, elle avait réussi à préserver son aspect net. Sans doute les toilettes de la gare de Charring Cross l’y avaient-elles aidée mais cela représentait tout de même un exploit. Qu’il comprit mieux quand enfin, elle se présenta : elle avait vingt-trois ans, était mannequin chez Jean Patou et se nommait Jacqueline Auger, originaire de Dieppe. Trois semaines plus tôt, elle avait rencontré Ricci au cours d’un défilé de mode rue Saint-Florentin et immédiatement il s’était intéressé à elle, sous le prétexte qu’elle était le vivant portrait de sa fille disparue dix ans auparavant.
— Au début, expliqua Jacqueline, je l’ai trouvé merveilleux. Il se comportait vraiment comme un père et il affirmait que je ne devais plus me faire de souci pour mon avenir, qu’il s’en chargeait. Et de quelle façon ! Il a acheté pour moi la moitié de la collection que je présentais, m’a offert cette montre, ajouta-t-elle en montrant le mince bracelet enrichi de brillants qui encerclait son poignet et m’a fait quitter ma chambre des Batignolles pour m’installer avec lui au Ritz. Rien n’était trop beau pour moi et vous avez même pu voir qu’il voulait commander mon portrait à ce grand peintre avec qui vous déjeuniez. Son refus l’a mis fort en colère.
— Je veux bien vous croire : au lendemain de cette rencontre la maison de Boldini a flambé et n’a été sauvée que par miracle…
— Vous pensez que c’est lui qui a mis le feu ?
— Pas lui en personne mais un de ses hommes. Vous avez sans doute dû remarquer son entourage ?
— Oui. Son secrétaire, son chauffeur et son valet de chambre. J’avoue qu’ils ne me plaisaient guère, surtout Agostino, le valet. Il a absolument l’air d’un traître de cinéma. Pourtant c’est lui qui m’a conseillé de fuir et m’a donné un peu d’argent…
— Pas beaucoup puisque vous n’aviez pas de quoi vous offrir un hôtel convenable ?
— Il a fait ce qu’il pouvait. Quant à l’incendie chez le peintre j’aurais été indignée à ce moment-là que vous accusiez Ricci de l’avoir commandé, maintenant, cela ne m’étonne pas. Et vous avez probablement raison.
— Que s’est-il passé ensuite ?
— Nous sommes revenus ici mais pas à Londres. La voiture nous attendait en gare de Victoria pour nous ramener à Levington Manor, près d’Oxford où Ricci m’avait conduite après m’avoir autant dire enlevée de chez Patou. C’est au bord de la Tamise une belle maison isolée par un parc immense où je ne me suis jamais plu vraiment à cause de l’atmosphère. On voyait venir beaucoup d’hommes et pas de femmes et j’ai compris qu’en fait c’était le centre d’affaires de Ricci pour l’Angleterre. Certains étaient anglais et c’est là que j’ai rencontré David Fenner. Il m’a plu tout de suite et c’était réciproque. Je ne le montrais pas mais je pensais que peut-être mon « père » verrait d’un bon œil une union avec un jeune homme avec lequel il semblait s’entendre. Sur ces entrefaites nous sommes revenus à Paris et c’est là que nous vous avons rencontré. Le soir même nous reprenions le train pour Londres et Levington Manor. David y est venu le lendemain et je dois dire que j’ai entendu les échos d’une explication orageuse. J’étais désolée mais j’ai réussi à lui parler avant qu’il ne parte et c’est à ce moment qu’il m’a donné sa carte en disant que si j’avais besoin d’aide… vous savez la suite. Ricci, lui, était furieux et comme j’essayais de plaider la cause de David il l’a été encore davantage. C’est alors que dans sa colère, il m’a déclaré qu’il ne voulait plus en entendre parler et qu’il espérait que je n’avais pas eu l’idée de m’en amouracher parce qu’il voulait faire de moi sa femme. Eh oui, le bon « père » se changeait en fiancé ! Il m’a dit qu’il m’aimait et que nous nous marierions dès notre – très prochain ! – retour aux États-Unis. J’ai eu beau lui expliquer que mes sentiments pour lui – j’avais de l’affection jusque-là ! – n’avaient rien à voir avec ceux d’une épouse, il s’est entêté : j’étais appelée à un grand destin, je serais la femme la plus enviée, la mieux parée et avec le temps je finirais par lui rendre ses sentiments. De cet instant il a exigé que je l’appelle Cesare…