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— Extrêmement rouges ! Et aussi, essayer de faire pincer un criminel !…

— Joli programme ! Qu’est-ce qui te prend ? Tu t’es engagé dans la police ? Pas très sage quand on est marié et père de famille !

— Tu ne sais même pas jusqu’à quel point ! Mais il y a des choses qu’un honnête homme ne supporte que dans certaines limites.

— Tu vas avoir tout le temps de me raconter ! Oh chère baronne ! Vous ici ?

Et sur cette exclamation, Gilles Vauxbrun planta là Morosini pour se jeter à la rencontre d’une grande femme brune, très belle, qui, vêtue de gris fumée depuis ses longs pieds minces chaussés de daim ton sur ton jusqu’au voile de mousseline qui emprisonnait sa tête, ressemblait au fantôme de quelque impératrice errante. L’une de ses mains, gantée, en retenait les plis autour d’un visage qui eût été monotone à force de perfection sans la présence d’une bouche généreuse, trop grande, trop ourlée, trop pulpeuse peut-être mais d’un rouge éclatant. Elle repoussait au second plan des yeux couleur de nuage et légèrement étirés. Sur l’autre main qu’elle tendait, nue, à l’antiquaire, un seul diamant mais superbe étincelait :

— Ah cher Vauxbrun ! Je vous savais à bord et vous cherchais.

La voix était étrange, basse, voilée, un peu rauque, sensuelle juste ce qu’il fallait pour ouvrir devant un homme des horizons troublants. Pas étonnant que Gilles fût sous le charme : cette baronne-là devait lui rappeler Varvara Vassilievich la Tsigane dont il s’était si follement épris l’année précédente (9). Empressé auprès de la belle dame, il lui offrait son bras pour l’entraîner dans la direction opposée sans plus s’occuper de son ami. Avec un soupir résigné Aldo retourna au paysage. C’était une gageure en vérité ! Après Adalbert c’était au tour de Gilles – qui semblait cependant si content de le voir l’instant précédent ! – de le laisser tomber pour une femme. Exceptionnelle comme l’autre mais enfin, il y avait des limites !

À présent, le navire ayant quitté le port venait de se séparer de son pilote pour piquer en direction de la haute mer. Les côtes de France s’estompaient avec la ville du Havre mais aussi, les toits bleus de Honfleur et plus loin le liséré beige des plages de Houlgate, de Deauville et de Cabourg. Le vent fraîchit encore et Morosini quittant enfin son bastingage allait rejoindre sa cabine quand un bruit de moteur, relayé par les cris des passagers l’attira vers l’autre côté du pont : un petit avion biplan « Bluebird Blackburn » tournoyait juste au-dessus du paquebot, s’approchant si près que l’on pouvait voir le pilote agiter un mouchoir par le cockpit ouvert. Ce sémaphore semblait parfaitement compris d’un groupe de personnes entourant une jeune fille, qui, elle, agitait une écharpe bleue en faisant de grands gestes, envoyant même des baisers que le pilote rendait avec usure. Il devait être le fiancé de la belle enfant et avait trouvé ce joli moyen de lui dire un dernier au revoir. Les passagers étaient enthousiastes, sous le charme. Aldo aussi d’ailleurs il appréciait ce geste un peu fou… Le pont résonnait maintenant de rires et d’appels mais il y a une fin à tout et, après un dernier cercle, l’appareil reprit le chemin de la côte. Puis soudain, ce fut le drame : le biplan, moteur calé, piquait droit dans la mer. Ce ne fut qu’un cri sur le pont mais dans celui de la jeune fille il y avait un sanglot : il trahissait l’horreur et l’impuissance des spectateurs. L’appareil était déjà loin et le temps de descendre une chaloupe et de nager vers le lieu du drame, tout serait consommé ! Des femmes s’évanouirent mais pas la jeune fille qui agrippée au bastingage et quasi tétanisée regardait éperdument.

Et puis ce fut un silence total parce que les machines venaient de stopper puis de rétrograder : l’immense navire revenait en arrière pour tenter de sauver le pilote. Il parcourut deux ou trois milles avant de réduire l’allure et de croiser lentement à l’endroit où l’avion s’était englouti mais aucun débris ne flottait en surface. À bord on retenait son souffle et durant un moment une angoisse proche du désespoir habita le paquebot. Toute trace de drame semblait effacée et pourtant l’ Île-de-Francecherchait encore ne pouvant se résoudre à abandonner. La nuit approchait quand soudain ils entendirent venant de l’avant :

— Il est là ! Je le vois…

De l’endroit où il se trouvait, Aldo lui ne voyait rien, sinon le canot de sauvetage que l’on descendait rapidement. Un moment plus tard on entendit venir de l’embarcation :

— On le tient ! Il est vivant !

— Dieu soit loué ! exhala près d’Aldo la voix de la dame en gris. La pauvre Dorothy ne se serait jamais remise de cette catastrophe.

— Vous la connaissez ?

— Nous sommes même un peu cousines. Elle s’appelle Dorothy Paine, d’une de nos meilleures familles new-yorkaises mais son fiancé, l’aviateur, est français. Il se nomme Pierre van Laere et c’est le fils d’un richissime courtier en coton (10).

La baronne disait ces choses naturellement, comme si elle connaissait son voisin depuis longtemps mais elle ne le regardait pas et Aldo s’étonna que Gilles fût invisible :

— Qu’avez-vous fait de mon ami Vauxbrun ? demanda-t-il.

— Oh ! Il a couru sur la passerelle voir le Commandant mais je pense que ce grand marin n’avait pas besoin de ses conseils. C’est un vrai gentleman ! Détourner un si grand navire pour un si petit personnage !

— Il doit penser qu’une vie humaine a sa valeur et qu’il faut faire de son mieux pour la préserver mais vous avez raison c’est un bonheur que naviguer sous un tel homme ! À présent peut-être serait-il convenable que je me présente à vous…

Elle se mit à rire et, en dépit de sa voix troublante, son rire était extraordinairement gai.

— C’est inutile. J’ai interrogé notre ami. En revanche vous, vous ignorez qui je suis ?

— Je le regrette depuis que je vous ai vue.

— Ah que galamment ces choses-là sont dites ! Eh bien sachez que j’ai nom Pauline Belmont, veuve depuis six mois du baron Frantz von Etzenberg et que je rentre chez moi à New York.

Une énorme acclamation lui coupa la parole : le jeune aviateur trempé comme une soupe sous la couverture qui l’enveloppait venait d’apparaître porté par deux marins qui l’emportèrent à l’infirmerie où le médecin allait l’examiner. Il eut juste la force d’adresser un signe à sa fiancée qui, cette fois, pleurait de joie.

Cependant Vauxbrun revenait et s’il fut un rien contrarié de voir que la baronne et Morosini bavardaient comme de vieilles connaissances, il ne le montra pas. L’enthousiasme l’emplissait encore trop pour laisser place à un sentiment plus mesquin.

— Quel type, ce Commandant ! Quel sang-froid, quelle élégance ! Il m’a poliment fichu à la porte mais je ne peux lui en vouloir. Lui et son bateau vont décidément bien ensemble (11). Peut-être serait-il temps de nous préparer pour le dîner ? ajouta-t-il en offrant son bras à la baronne qui le refusa :

— Allez sans moi ! Je vais prendre des nouvelles de Dorothy et resterai un moment auprès d’elle et personne ne s’habille pour le dîner qui suit l’appareillage…

— Moi qui espérais vous inviter ? émit Vauxbrun avec une grimace de déception. Tous les deux bien sûr ! ajouta-t-il avec une précipitation qui fit sourire Morosini.

— Vous aurez largement le temps pour ce faire ! Et je suppose que vous avez beaucoup de choses à vous dire si vous ne vous êtes pas vus depuis un moment.

— Ce n’est pas une si mauvaise idée, approuva Gilles aussitôt. Il y a paraît-il à bord deux vedettes et quelques autres personnalités qui ne se montreront pas le premier soir. On sera tranquilles pour bavarder…

— Ben voyons ! murmura Aldo tandis que Pauline von Etzenberg s’éloignait vers les escaliers. C’est tellement agréable d’être un pis-aller ! Je suppose que tu es, une fois de plus, très amoureux ? J’avoue que je ne saurais te donner tort.

— Elle est superbe, n’est-ce pas ? soupira l’antiquaire avec dans la voix un trémolo qui fit comprendre à Aldo que le dîner se passerait à vanter les charmes de la belle Américaine.