— Tout le monde n’est pas arrivé ? émit le Commandant en constatant que la place en face de la sienne restait vide ainsi qu’une autre entre Caroline Ivanov et l’aviateur.
Un éclat de rire de Pauline lui répondit :
— Quand on invite Célimène, Commandant, il faut s’attendre à ce qu’elle n’arrive que le théâtre plein et le rideau levé depuis un moment. La grande Sorel ne saurait entrer comme vous et moi.
— Sans doute mais comme cette dame n’est pas chef d’État ni tête couronnée, je n’ai aucune raison de faire attendre d’autres dames et je vais ordonner que l’on serve…
L’instant suivant, un silence de la salle saluait l’arrivée de la comédienne et en vérité il y avait de quoi. Sur l’escalier, vide à présent, se dressait la silhouette majestueuse et insolente de celle qui à la Comédie-Française remplaçait Sarah Bernhardt pour le faste et l’excentricité et continuait d’interpréter Célimène, Phèdre ou Andromaque la quarantaine passée mais avec quelle allure ! Drapée d’une sorte de simarre cardinalice sur une longue robe de lamé argent, la tête orgueilleusement rejetée en arrière coiffée d’aigrettes pourpres sur un bandeau de diamants, sa longue main posée sur l’épaule de son époux, le comte Guillaume de Ségur, elle resta immobile un instant, somptueuse et insolite si l’on s’en tenait à la mode qu’elle dédaignait avec superbe, regardant cette salle comme elle l’eût fait depuis la scène du Français. Des applaudissements crépitèrent et Célimène acheva noblement sa descente, accueillie au bas des marches par celui que la courtoisie obligeait à l’y chercher.
Lorsqu’elle fut près de lui – il allait avoir l’honneur d’être son voisin – Aldo s’avoua qu’elle était encore belle – le cheveu blond vénitien, l’œil bleu agrandi par un maquillage parfait, la large bouche carminée s’ouvrant sur des dents un peu trop régulières peut-être, cette comtesse de Ségur d’un nouveau genre répandait autour d’elle autant de parfum qu’une cassolette orientale. En outre, elle parlait – toujours pour la galerie ! – d’une voix de tête avec parfois des intonations graves donnant l’impression qu’elle était en scène. À peine fut-elle assise que toute conversation devint impossible. Comme une reine recevant sa cour, la grande Cécile tint une sorte de conférence destinée à distribuer à chacun de ses compagnons des sortes de satisfecit qui leur démontra qu’elle savait exactement qui ils étaient.
— Elle a dû se faire communiquer la liste des invités, chuchota Pauline qui avait trouvé le moyen de changer de place pour rejoindre Aldo et qui s’était entendu déclarer pour sa part quelle « maniait le ciseau comme Molière sa plume… », c’est assez habile : les compliments font toujours plaisir.
Chacun y eut droit et comme le tour de table s’achevait par Aldo occupé à déguster le homard thermidor que la tragédienne dédaignait superbement, il bénéficia, à sa surprise, d’un régime particulier. Après lui avoir déclaré à haute et intelligible voix qu’il était « le magicien des fastes du passé », la grande Cécile baissa notablement le ton pour lui demander – tout en se décidant à attaquer son crustacé et alors qu’un bienfaisant silence permettait d’achever le plat tranquillement – ce qu’il savait du sort exact des « autres » diamants du Collier de la Reine. Elle était persuadée d’en posséder un qu’elle portait à l’annulaire gauche entouré d’autres plus petits. Aldo se pencha sur la belle main qu’elle lui tendait et observa avec attention la bague en question.
— Il se peut que vous ayez raison, Madame. Votre diamant doit peser trois carats. Il y en avait huit de ce poids dans le fameux collier qui, si ma mémoire est fidèle et s’agissant des diamants ronds en comptait vingt-six : un de onze carats, quatorze de dix, trois de cinq, huit de trois plus six cent trois petits diamants ronds sans compter les dix-huit en forme de poire. Le vôtre peut fort bien être l’un des huit. Où l’avez-vous acheté ?
— À Londres, chez un antiquaire dont j’ai oublié le nom. Il m’a assurée de son authenticité. Donc celui-ci n’est pas en question : c’est le sort des autres qui m’intéresse…
— En dehors de ceux que possèdent les ducs de Sutherland et de Dorset les autres ont été éparpillés et remontés dans d’autres bijoux…
— Oh j’aurais tant aimé savoir ! Voyez-vous je rêve d’en acheter encore quelques-uns et si pouviez m’aider je vous en aurais une reconnaissance infinie…
« Ça y est, pensa Aldo. Encore une qui me prend pour une espèce de détective privé qui n’a rien d’autre à faire qu’attendre le client ! » Son regard, à ce moment, croisa celui d’Adalbert qui, séparé de sa belle par une bonne longueur de table, s’ennuyait visiblement comme un rat mort en faisant des efforts surhumains pour entretenir la conversation avec sa voisine. Il y vit luire un instant l’étincelle de la vieille complicité – tout à l’heure, ils avaient échangé une poignée de main correcte mais sans plus avant qu’Aldo fût admis à saluer Alice Obolensky – mais ce fut très fugace, les yeux de Vidal-Pellicorne revenant aussitôt vers Alice en train de bavarder avec le Commandant Blancart. Mais il fallait répondre à son impérieuse voisine :
— Vous me demandez l’impossible, Madame. À moins que l’une des deux maisons ducales que je viens de citer n’annonce une vente – ce qui me paraît impensable ! – je ne vois pas comment je pourrais retrouver des pierres isolées, peut-être retaillées et incluses dans différentes pièces de joaillerie. À moins d’un miracle…
— N’êtes-vous pas justement l’homme des miracles ? intervint Cyril Ivanov qui suivait la conversation avec attention. Je parierais que votre présence ce soir s’explique par la traque de quelque joyau ? Je me trompe ?
Ivanov possédait la beauté froide d’une statue grecque mais son sourire était charmant. Morosini le lui rendit à sa manière nonchalante :
— Sans doute perdriez-vous. Il se peut que je souhaite visiter une collection privée… ou répondre à l’appel d’une importante personnalité empêchée de se déplacer… par son âge par exemple ?
— Comme le maître de la Standard Oil ? John Rockefeller est, en effet, très âgé. Cependant à quatre-vingt-dix ans, il joue encore au golf sur les links de sa propriété de Pocantico Hills…
Aldo eut un rire bref :
— Lui ou un autre ! Et pourquoi mon voyage ne serait-il pas motivé par le simple désir de revoir les États-Unis où je ne suis pas retourné depuis la guerre ? L’écho de son exceptionnelle prospérité…
— Ah c’est bien vrai ! s’enthousiasma aussitôt le jeune homme. Depuis l’élection du Président Hoover nous connaissons une incroyable période. Le niveau de vie ne cesse de monter. Songez que d’après une récente statistique, un Américain moyen ne possède pas moins de vingt costumes, douze chapeaux, huit pardessus et vingt-quatre paires de chaussures !
— Je suppose que vous en possédez beaucoup plus ? fit Morosini avec une pointe d’insolence…
— Ma foi je n’en sais rien ! Je renouvelle souvent mais une chose est certaine, les fortunes s’édifient chez nous à grande vitesse ! Depuis que Chrysler a institué une sorte de vente à crédit, les voitures de luxe encombrent les rues de New York et, tenez, si l’on regarde votre partie, prince, à la fin de l’année dernière, Black Starr et Frost, les joailliers de la 5e Avenue, ont proposé un extraordinaire collier de perles roses qu’ils avaient chiffré 685 000 dollars. Ils ne l’ont pas gardé huit jours. Celui qui l’a acheté ne s’est pas fait connaître mais d’après les vendeurs il s’agissait d’une « fortune récente et modeste » ! Tout se vend, tout s’achète et jusque dans les journaux on trouve des annonces vantant des zibelines à 50 000 dollars…
— Prodigieux, en effet !
— Et absolument exact, approuva Pauline mais vous devriez ajouter que c’est dû à une spéculation effrénée. Le Stock Exchange (14)flambe sans cesse et pour ma part je me demande si ce n’est pas dangereux ? Il y a des moments où je crains que mes compatriotes soient plus ou moins pris de folie.