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Logé au cinquième étage dans une suite où l’accueillit une copie – un peu réduite tout de même ! – du Printemps de Botticelli, Aldo, tandis qu’un valet de chambre déballait ses bagages et rangeait ses vêtements dans la penderie, opta pour un bain d’eau plus douce qu’à bord. Là les matières savonneuses moussaient divinement. Il s’y attarda afin de mettre de l’ordre dans ses idées en fumant une cigarette, se sécha, s’habilla, téléphona au portier un câblogramme annonçant qu’il était bien arrivé, pria ensuite l’homme aux clefs de faire envoyer quelques douzaines de roses à la baronne von Etzenberg chez laquelle il devait dîner puis descendit rejoindre Gilles au bar où il le retrouva tristement assis devant une citronnade à laquelle d’ailleurs il n’avait pas touché. Sa mine déconfite alluma une étincelle de gaieté dans l’œil de Morosini :

— Te voilà au régime local on dirait !

— Pas de quoi rire ! Toi aussi tu y es. Tant qu’on est sur le bateau on ne se rend pas compte de ce que leur prohibition peut être pénible. Tu veux quelque chose ?

— Quoi par exemple ?

— Du lait, du thé, de la limonade, du café, du jus comme celui-là ?

— Non merci. Allons plutôt déjeuner.

— Si tu t’imagines que ce sera plus gai, tu te trompes ! Cuisine européenne oui et, hélas, pas le moindre soupçon de pinard pour l’arroser. Ça va être d’un drôle !

— Mais enfin tu savais à quoi t’en tenir ? Ce n’est pas la première fois que tu viens depuis que l’Amérique s’est mise au sec ?

— Si ! Je suis comme toi, moi. Je ne traverse pas les mers pour un oui ou pour un non et s’il n’y avait pas ce meuble de Versailles que je compte ramener…

— Tu serais resté chez toi à deux pas des délices du Ritz… et tu n’aurais pas rencontré la baronne !

— C’est vrai ! Le malheur est qu’elle veuille s’installer ici désormais !

— Bah, il suffirait que tu t’installes chez elle. Je parie tout ce que tu voudras que ce soir, tu ne boiras pas de l’eau.

— Tu crois ?

— J’en jurerais ! une femme qui transporte sur elle en cas de « faiblesse » un cocktail aussi explosif que ce qu’elle m’a fait avaler ne se résigne pas à boire uniquement de l’eau. Elle doit avoir une cave.

Ranimé par cet espoir, Vauxbrun suivit Aldo dans l’Oak Room, la salle à manger du Plaza habillée de chêne foncé presque jusqu’au plafond ce qui ne la rendait pas fort récréative en dépit des vases de fleurs, des éclairages doux et de l’éclat de l’argenterie et de la cristallerie. Pas de fenêtres mais des grandes impostes arrondies à petits carreaux placées tout en haut des murs sombres.

Un maître d’hôtel imposant prit leur commande de turbot sauce mousseline, de poulet grillé et leur proposa sans rire de les arroser d’une bouteille de canada dry. Comme il était français cela lui valut de la part de Vauxbrun suffoqué d’horreur un :

— Vous n’avez pas honte ?

— Absolument pas, Monsieur, et je pense que notre canada dry pourrait agréer à ces messieurs. Il a… quelque chose de pas désagréable !

— Si vous le dites ! On peut toujours essayer.

On essaya et le sourire revint sur le visage olympien de l’antiquaire parisien : la vulgaire bouteille de boisson pétillante contenait un pinot chardonnay très satisfaisant. Et comme Aldo en faisait compliment au solennel serviteur, celui-ci eut un étroit sourire :

— Il faut bien essayer de contenter une clientèle européenne qui boude un peu. J’ajoute – et il baissa la voix de plusieurs tons – que certain thé servi aux étages selon un code défini a vu souvent le jour au bord de la Charente… ou de la Tweed selon le cas. En outre – et la voix atteignit les profondeurs abyssales – il existe dans la 58e rue, un « speakeasy » plus qu’honnête où l’on ne risque pas de devenir aveugle. Si ces messieurs le souhaitaient, le portier de l’hôtel pourrait les introduire…

— Ma foi non, exhala Vauxbrun. Nous nous en tiendrons aux produits de l’hôtel…

Le café, lui, fut excellent et après l’avoir dégusté les deux hommes se quittèrent pour vaquer chacun à ses occupations. Par le truchement du portier, Morosini fit porter au Chef de la Police un billet demandant audience sous le patronat de Warren puis, en attendant que lui revienne une réponse, choisit de flâner afin de refaire connaissance avec New York. Il avait pensé d’abord traverser la place pour prendre une calèche et se promener longuement dans Central Park mais le temps de ce début d’été était beau et doux, il grimpa sur l’impériale d’un des grands autobus verts qui descendaient la 5e Avenue pour rejoindre Washington Square et le sud de Manhattan. Il y avait quelque chose de tranquille et de bon enfant dans ce mode de transport avec sur le visage la caresse d’un vent léger et du côté droit, le spectacle du Park suivi sur toute sa longueur. De l’autre côté s’alignaient les plus riches demeures de la ville, alternant avec les musées de New York et le Metropolitan Museum qu’Aldo se promit de visiter. En dépassant le Zoo, il entendit les cris de joie d’enfants et le grondement des lions se mêlant aux bruits de la rue. Puis quittant la verdure pour plonger vers le centre grouillant de la métropole géante, il revit la cathédrale Saint-Patrick avec en face d’elle d’énormes blocs d’immeubles appartenant à l’Université de Columbia auxquels s’attaquaient les pioches des démolisseurs comme il avait vu, peu avant, le vieil hôtel Waldorf Astoria encore debout mais plus pour longtemps où Pauline lui avait évité de descendre. Pour finir il vit des magasins luxueux telle la joaillerie Tiffany où il projeta de venir faire un tour par simple curiosité plus que pour rapporter un souvenir. Il savait que Lisa préférerait toujours un bel objet ancien à un bijou.

Son bus le déposa Washington Square, un carré de verdure bordé d’anciennes maisons de briques où se réfugiaient les fondements de l’élégance new-yorkaise. Tout au long des rues voisines se dressaient des demeures majestueuses dont les salons conservaient les richesses de la fin du siècle précédent. Là avaient vécu, il s’en souvenait, quelques-unes des douairières les plus redoutables mais le Square était à présent le centre intellectuel et artistique de Greenwich Village. C’était là qu’habitait Pauline von Etzenberg. De ses fenêtres on devait contempler juste en face l’arc de triomphe élevé à la gloire de George Washington et Aldo comprit pourquoi, prohibition ou non, celle qui signait ses œuvres Pauline Belmont avait choisi de revenir vivre dans l’une de ces demeures à échelle plus humaine que les énormes hôtels des magnats de l’industrie…

La rêverie d’Aldo s’acheva brusquement. Il venait d’apercevoir Vauxbrun, la canne à la main et le chapeau de feutre à bords roulés, incliné sur le côté qui arpentait le trottoir devant la résidence de Pauline. Ce n’était pas le moment de se faire voir. Facilement tourné vers le soupçon, ces temps-ci, ce diable d’homme aurait sans doute peine à croire au but purement touristique de son ami. Pensant d’ailleurs que cela suffisait pour ce jour-là Aldo héla un taxi et ordonna à son chauffeur de le ramener au Plaza.

Ce dont il se félicita car le portier lui remit un message de Phil Anderson : le Chef de la Police lui faisait savoir qu’il l’attendrait avec plaisir à cinq heures et demie. Aldo jeta un coup d’œil à sa montre : il était cinq heures moins le quart.

— Le Quartier Général de la Police, c’est loin ?

— Assez oui mais un taxi vous y conduira à temps. Civil Center dont les New York Police Headquarters font partie se trouve au sud de Greenwich Village…

Autrement dit, Aldo repartait à peu de choses près d’où il était venu et il eût été plus intelligent de se renseigner avant de s’en aller jouer les badauds ! Il courut à sa chambre prendre la lettre de Warren et quelques instants plus tard, il roulait vers le sud de Manhattan…

En sortant en trombe de l’hôtel pour s’engouffrer dans son taxi il faillit renverser une jeune fille qu’il ne prit pas le temps de regarder se contentant d’un rapide : « Veuillez m’excuser ! »