— J’essaierai de m’en consoler mais, à propos de cesser, ne croyez-vous pas qu’il serait judicieux de renoncer à vos comédies macabres ? Combien de temps croyez-vous que les autorités de ce pays, qui n’a rien à voir avec la jungle, vont rester l’arme au pied et fermer les yeux sur ce qui se passe ici ? Même si Dan Morris est à votre botte, même si vous êtes l’un des piliers de la Mafia, même si cela vous vaut des relations précieuses, il existe des lois fédérales, une puissance fédérale qui finira par vous coincer. Vous devez bien y penser de temps en temps ?
Un curieux sourire s’étala soudain sur le lourd visage qui ne s’en trouva pas embelli.
— Merci de ne pas me prendre pour un imbécile absolu ! Naturellement j’y pense et, tenez, je vais vous faire plaisir : je suis pleinement conscient du péril dont vous me menacez et je suis aujourd’hui en mesure de vous apprendre que le mariage de ce jour sera le dernier. Je vais devenir un veuf inconsolable au point d’aller chercher l’apaisement très loin… et ne jamais revenir.
Aldo releva un sourcil interrogatif :
— Vous allez quitter les États-Unis ? Mais… vos nombreuses affaires ?
— … pourront s’écrouler tranquillement sans que je m’en soucie le moins du monde parce que j’ai depuis longtemps prévu une position de repli pour ma fortune et ma personne. Voyez-vous, Morosini, je sais que les Américains vont connaître, dans un avenir que je crois proche, une grave crise financière. Depuis qu’ils ne peuvent plus boire ni jouer ailleurs que dans la clandestinité les Américains ont découvert la spéculation en Bourse. Or celle-ci fait monter les cours dans une telle proportion que les valeurs n’ont plus aucun rapport avec le capital réel des industries qu’elles représentent. Tout est fondé sur le volume des achats et des ventes qui est devenu monstrueux. Aussi le plus faible ralentissement des transactions ferait s’écrouler tout le système. Et c’est ce qui va se produire avant longtemps. Si l’Amérique s’est embarquée sur un bolide sans freins, je n’ai pas l’intention d’attendre l’accident… Et l’accident ce sera la panique qui s’emparera des milliers de porteurs d’actions quand ils s’apercevront qu’ils ne détiennent plus que du papier.
Un silence suivit ces dernières paroles dont Aldo pesait la gravité. Venant d’un tel homme l’information méritait réflexion mais au point où il en était, les considérations financières présentaient peu d’importance. Néanmoins il dit :
— Et si… cet accident ne se produisait pas ? Pourquoi donc serait-il inéluctable ?
— Parce qu’il est pratiquement impossible qu’il en soit autrement mais soyez certain que je suis déterminé à le déclencher au cas où il ne se présenterait pas suffisamment vite.
— Je vois !… En revanche ce que je vois mal c’est ce que vous allez faire de… de…
Il n’arrivait pas à trouver le mot qui convenait pour le monstre qu’on lui avait fait entrevoir mais Ricci avait compris :
— Pour celui dont j’ai accepté les ordres… et les conseils durant tant d’années. Parce que je le plaignais, l’admirais et, d’une certaine façon, l’aimais ? En un mot pour Cesare, ce génie de la finance… mon frère aîné enfin ? Lui aussi va disparaître. Il a fait son temps et sa perte est devenue une nécessité. Pour les raisons que vous venez d’invoquer mais aussi parce que je veux vivre entièrement libre les années qui me restent et que je veux paisibles. Demain avant l’aube ce palais que j’ai bâti pour lui va sauter et, avec lui, tous ceux qui s’y trouveront encore. À mon regret vous en ferez partie…
— Et vous n’y serez plus bien entendu ?
— Bien entendu. Cette nuit, le Médicisviendra jeter l’ancre dans la baie et je me rendrai à son bord. Ensuite… la mer est grande.
L’égoïsme de cet homme avait quelque chose d’effarant et surtout sa façon de disposer des vies humaines avec le détachement d’un Néron ou d’un Caligula. Même celles qui auraient dû lui être chères :
— Et Mary que deviendra-t-elle ?
— Son sort est réglé : elle sera mon dernier cadeau à Cesare ! Lorsque son univers souterrain s’anéantira il sera, je l’espère, au plus fort de sa jouissance et ne se rendra compte de rien : il mourra heureux.
— Et pour elle ? Combien d’heures de martyre ? Ne pouvez-vous au moins lui éviter cela ? Encore une fois c’est une femme !
— Vous avez de la pitié de reste et celle-là ne la mérite guère. Depuis que je l’ai rencontrée elle se joue de moi. Du moins elle le croit car l’idée ne lui viendrait même pas que je puisse l’avoir percée à jour. Vous ne m’avez rien appris avec vos « révélations » vous savez ? Et en réalité, elle n’est pour moi qu’un pis-aller.
— Comment cela ?
— Celle que je destinais à combler les ultimes désirs de mon frère était plus belle, plus tendre aussi. Je l’avais choisie avec soin et vous savez ce qu’il est advenu d’elle ?
— Vous l’avez fait écraser sous mes yeux dans Piccadilly, martela Aldo saisi d’une furieuse envie de se jeter sur ce misérable et de l’étrangler, gardant assez de raison pour savoir qu’on l’abattrait aussitôt et il voulait en savoir plus. Autrement dit vous rentriez bredouille ? jeta-t-il avec un maximum de mépris.
— Exact ! Or, sur le bateau, j’ai trouvé cette fille. Moins belle que Jacqueline mais la ressemblance était suffisante pour quelle fasse l’affaire. Elle s’était donné assez de mal pour me prendre au piège alors qu’en réalité c’est moi qui l’ai prise… Voilà ! ajouta Ricci en se levant, vous n’ignorez plus rien à présent.
— Pas tout à fait. Puisque je ne dois pas quitter les lieux vivant je voudrais connaître l’histoire des joyaux de Bianca Capello… et de celles dont ils ont signé la perte. Simple curiosité professionnelle ! Et, naturellement, je voudrais les voir.
— Pourquoi non ? Restez assis ! Ils ne sont pas loin.
Ricci alla ouvrir un secrétaire florentin de bonne facture qui se trouvait dans un angle et y prit un écrin de cuir noir, moderne mais usagé, qu’il tendit à Morosini :
— Tenez ! Regardez !
La notion du danger qu’il courait s’effaça devant l’émotion, toujours renouvelée, de l’amateur et de l’expert au moment d’approcher une pièce exceptionnelle. En vérité, ils l’étaient, cette croix et ces pendants d’oreilles tant par la beauté des pierres que par la perfection du travail d’orfèvre. Les rubis surtout étaient admirables : de magnifiques « sang-de-pigeon » d’un rouge profond et envoûtant reléguant un peu perles et diamants à ce qui était, au fond, leur vocation : mettre en valeur les somptueuses pierres pourpres. Ils étaient si beaux que les longs doigts aristocratiques d’Aldo tremblaient légèrement en les touchant, fasciné qu’il était par leur profondeur au point d’oublier que le sang avait coulé sur eux depuis leur sortie de l’atelier du joaillier d’antan :
— Superbes ! conclut-il. Vraiment dignes d’une reine ! On peut comprendre que Marie de Médicis ait passé outre sa haine de sa belle-mère pour la joie de les porter !
— Elle ne les a jamais portés. Ils faisaient sans doute partie de son coffre à bijoux quand elle est allée épouser Henri IV mais elle possédait tellement de parures qu’elle en a fait cadeau à sa favorite Leonora Concini.
— La Galigaï ? s’exclama Aldo trop passionné pour s’étonner de la subite érudition du mafioso. Voilà pourquoi ils n’ont jamais fait partie des Joyaux de la Couronne ! Après l’exécution de cette femme je crois savoir que le futur duc de Luynes a récolté certains de ses bijoux. Les plus beaux sans doute et il est possible que ceux-ci aient paré son épouse, la fameuse duchesse de Chevreuse…
— Sans doute ! coupa Ricci avec impatience. Ce que j’en sais en dehors de ce que je viens de vous dire et que Cesare m’a appris, est qu’au début du siècle ils étaient revenus à Florence. Ils appartenaient à la mère du comte Pavignano… dont mon frère était l’amant. Cesare était superbe alors et ne rencontrait guère de cruelles. Le David de Michel-Ange qui est à la Signoria de Florence peut en donner une idée. Passionné par l’histoire des Médicis dont une aïeule nous a légué quelques gouttes de sang…