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— Je vous croyais siciliens ?

— L’un n’empêche pas l’autre, vous devriez le savoir ! Les Pavignano le sont aussi mais donna Maria, la mère, était de Florence où elle conservait une demeure de famille. Cesare et elle s’y retrouvaient souvent et c’est au cours d’un de ces voyages qu’il a rencontré Bianca Buenaventuri dont il est tombé éperdument amoureux : elle ressemblait beaucoup à celle dont il avait fait son idéal féminin : Bianca Capello. Elle aussi l’a aimé et ils devaient se marier quand Pavignano à son tour est tombé amoureux d’elle. Il était riche, lui, alors que, même si certaines protections m’avaient permis de commencer ma fortune, nous ne pouvions nous comparer à lui. Pourtant Bianca l’a d’abord refusé : perdre Cesare lui semblait impossible. Alors Pavignano a employé les grands moyens : une nuit, ses gens se sont emparés de mon frère, l’ont emmené dans un lieu écarté et là ils l’ont massacré…

— N’aurait-il pas été plus simple de le tuer ?

— Un mort est parfois puissant ! Bianca l’aurait peut-être pleuré longtemps et Pavignano était pressé de la mettre dans son lit : mieux valait faire de Cesare un objet d’horreur et vous avez pu constater qu’ils ont réussi certainement au-delà de leurs espérances.

Au souvenir de ce visage de cauchemar qu’il avait entrevu, Morosini eut un frisson : plus de nez, plus de lèvres et autour des chairs tuméfiées, rongées par d’affreuses brûlures, un crâne presque chauve avec lui aussi des traces de brûlures, un seul œil visible, l’autre étant recouvert d’un bourrelet de peau violacée. On avait méticuleusement détruit cette figure avec une abominable cruauté. Le corps n’avait pas dû être épargné car l’homme boitait et ses épaules voûtées, ses longs bras évoquaient la silhouette d’un singe.

— Comment a-t-il pu résister ? pensa-t-il tout haut.

— Il était très vigoureux et on ne lui a infligé aucune blessure mortelle. Après quoi on l’a abandonné sur place où je l’ai découvert. Un message anonyme m’avait prévenu. Je vous passe la description du calvaire qu’il a enduré pour revivre bien qu’il passât pour disparu. Grâce à la Mafia, j’ai pu le faire soigner dans une clinique discrète. Son esprit était intact et l’un comme l’autre nous avons juré la vengeance. Les bourreaux ont été retrouvés et leur mort a été cruelle. Pour ce qui est de Pavignano et de sa fiancée vous savez ce qu’il en est advenu. J’ai moi-même égorgé Bianca et lui ai repris sa parure. Quant à Pavignano si on ne l’a pas retrouvé c’est parce que mes hommes – vous diriez mes complices n’est-ce pas ? – l’avaient enlevé. On a vitriolé son visage avant de l’enterrer vivant…

En dépit de son sang-froid, Aldo ne put étouffer un hoquet d’horreur. Il savait depuis longtemps quel degré de cruauté pouvaient atteindre les hommes – et singulièrement les Siciliens – dans la vengeance, mais c’était dur à avaler et il dut se forcer pour articuler calmement la question qui lui venait. Au pli de ses lèvres, son dégoût était visible :

— Je ne comprends pas. Vous avez pris les bijoux. Comment se fait-il qu’il vous ait fallu tuer la Solari pour les lui reprendre ?

— La plus simple des raisons : on me les a volés. J’avoue avoir eu du mal à les retrouver. Cela m’a pris du temps jusqu’à ce que j’apprenne que mon voleur était le père de Teresa Solari. Il était alors déjà passé de vie au trépas ce qui m’a évité de le lui faire payer…

— Vous avez préféré vous en prendre une fois de plus à une femme innocente ?

— Il me les fallait afin d’en parer les sosies de Bianca que je ne cessais de rechercher pour Cesare. Grâce à son génie financier – à la guerre aussi ! – mon empire se développait. Et j’ai construit pour lui ce palais…

— … dont il n’habite que les souterrains ! Magnifiquement aménagés je dois en convenir d’après ce que j’ai aperçu.

— Il lui arrive de venir dans ces appartements. Et même d’y loger. Ses hommes prennent alors en charge le palais. Seuls les gardes extérieurs et les jardiniers sont à demeure fixe.

— Et ils peuvent supporter sa vue ?

— Cesare se masque devant eux. Ils sont royalement payés et savent que s’il lui arrivait malheur ou s’ils parlaient, ils ne lui survivraient pas. Un seulement peut le voir tel qu’il est et c’est une femme, une infirmière qui l’aimait avant le désastre et qui l’a soigné en clinique. Elle est laide et lui a voué sa vie. J’ajoute qu’elle en sait autant que n’importe quel médecin : j’y ai veillé.

— Une femme ? Et il la respecte ?

— Je viens de vous dire qu’elle est laide. En outre, seules celles qui ressemblent à Bianca éveillent son désir… et sa rage ? Chez lui il y a le portrait de la Sorcière de Venise mais aussi ceux de « ses » femmes car ne vous y trompez pas, je ne les épouse que par procuration en quelque sorte puisque tous deux nous appelons Cesare. Seule la dernière n’a pas été peinte faute de temps mais surtout parce que cela n’a plus d’importance… Celle-ci l’accompagnera dans la mort et reposera en paix auprès de lui.

— En paix ? Après ce qu’elle aura subi ?

— Elle souffrira moins que les autres puisque demain à pareille heure tout sera détruit jusques et y compris l’accès aux souterrains… Permettez que je reprenne mon bien ? ajouta-t-il en refermant l’écrin sur le velours duquel Aldo venait de reposer la croix. Cette chère Mary va avoir la joie de s’en parer pour notre dîner de noces. Ce sera la dernière fois qu’ils apparaîtront en public sur une gorge de femme…

— Vous avez l’intention de les détruire aussi ?

— Une telle merveille ? Vous voulez rire ! Je vais les emporter avec moi comme le plus beau symbole de l’esclavage volontaire que je m’étais imposé ainsi que celui de ma liberté…

À son tour il contemplait les joyaux dont les reflets allumaient dans ses yeux des lueurs infernales. Son visage avait quelque chose de démoniaque et un désagréable filet glacé courut le long de l’échine de Morosini. En dépit de sa parole posée, de sa voix assurée l’homme était fou ! Pourtant se souvenant de ses racines siciliennes, Aldo lança :

— N’avez-vous pas peur de la colère divine ? Une croix est avant tout et quelle que soit la matière dont elle est faite, le symbole du Christ et vous en faites un instrument de mort ! C’est la damnation qui vous attend, Ricci, et le temps vous est compté car vous n’êtes plus un jeune homme…

D’un coup sec, le criminel referma l’écrin qu’il serra contre sa poitrine :

— L’important était que Cesare pût vivre dans la maison de nos ancêtres et y connaître des moments de bonheur absolu ! Quant à moi, je sais qu’il me reste du temps pour faire ma paix avec Dieu ! Mon astrologue m’a prédit une longue vie et je me suis toujours montré généreux avec les sociétés charitables. Je continuerai ailleurs ! Et même… oui je bâtirai une église à la mémoire de Cesare… mon sublime frère !

— Vous ne songeriez pas à une canonisation, pendant que vous y êtes ? fit Morosini acerbe mais le degré de mégalomanie de l’autre le rendait imperméable à la moindre forme d’ironie il leva un doigt doctoral :

— Par l’immensité de ses souffrances il la mériterait !

On frappa à la porte et aussitôt la tête de Crespo s’introduisit :

— Vous n’oubliez pas l’heure, Monsieur ? Il faudrait se presser…

— Vous avez raison ! Qu’on l’emmène ! fit-il en désignant Aldo comme s’il eût été un simple paquet.

— Si c’est à vos noces ainsi que vous l’avez annoncé, remarqua Aldo, je vous signale que je ne porte pas la tenue adéquate !

— Pour ce que vous devez en voir c’est largement suffisant. Rassurez-vous : le spectacle auquel je vous convie sera de choix. Cela vous consolera, j’espère, de n’être pas invité à dîner…

— Quoi ? Pas la moindre coupe de champagne pour boire à votre bonheur ? Décidément, vous ne saurez jamais vivre !

Il ironisait. Peut-être pour le plaisir dérisoire d’avoir le dernier mot mais tandis que Crespo et son gorille l’emmenaient, menottes aux mains à travers les salons, son esprit tournait à toute vitesse à la recherche d’un moyen de sortir de ce traquenard… et n’en trouvait aucun, réduit qu’il était à l’impuissance au milieu de ce palais délirant bourré de sbires et sans la plus petite arme à sa portée. Tout à l’heure il avait lutté contre l’envie de se jeter sur Ricci et de l’étrangler. Même si l’homme était vigoureux, lui se sentait assez de force nerveuse et de rage pour le faire mais il savait qu’avant de venir à bout de ce gros cou, il lui faudrait plus de temps qu’on ne lui en accorderait et qu’il signerait son arrêt de mort immédiat. Or la seule consolation qu’il lui restât était la certitude de rester vivant jusqu’au matin suivant puisqu’on le destinait à être enseveli sous les ruines du Palazzo… C’était mince !