Le soupir de Dabescat aurait pu faire envoler la colonne Vendôme :
— Nous l’avons fait cent fois !
— Et alors ?
— Alors, nous avons eu sur le dos l’ambassadeur des États-Unis, le Quai d’Orsay et parfois même l’Élysée. Ce serait une sorte de mécène qui en fait une « persona on ne peut plus grata » !
Cette fois Morosini se mit à rire :
— J’ai toujours dit que les républiques manquaient de discernement dans leurs relations ! Au fait, quand il n’est pas à Paris, où habite-t-il ?
— La 5e Avenue à New York mais surtout Newport où il aurait construit une copie du palais Pitti à Florence.
— Jardins Boboli compris ? émit Aldo effaré.
— Je ne sais pas. Mais il en est bien capable.
Après avoir confié son grand peintre à un taxi et lui avoir promis de revenir le voir avec Lisa avant de quitter Paris, Morosini choisit de rentrer à pied rue Alfred-de-Vigny. Le temps était délicieux et le petit marché aux fleurs, place de la Madeleine, embaumait si fort le lilas que le passage d’un autobus ne réussit pas à imposer son odeur désagréable. Il s’y attarda un moment puis remonta tranquillement le boulevard Malesherbes en réfléchissant à ce que Boldini lui avait appris. L’histoire était trop excitante pour qu’il n’ait pas envie d’en rechercher les tenants et les aboutissants mais il se demandait comment sa femme allait prendre la chose. Après la traque de la « Régente » et l’inoubliable voyage aux Indes, il lui avait juré de ne plus se séparer d’elle sauf lorsqu’elle allait à Zurich, chez son père ou à Vienne chez sa grand-mère ou quand lui-même se rendait à une vente quelconque sur le territoire italien. À présent il regrettait un peu cette promesse née spontanément d’une émotion violente mais que sa profession pouvait rendre difficile à tenir. Surtout envers une femme enceinte qui, par définition, devrait se ménager ! Or, depuis sa visite à Boldini et ce passionnant déjeuner, il sentait poindre en lui cette excitation, cette fièvre qui l’envahissait chaque fois que s’ouvrait devant lui la piste, chaude ou non, d’un bijou fascinant. Et Dieu sait si ceux-là l’étaient ! Comme tout ce qui touchait aux Médicis. Mécènes issus d’un petit comptoir de banque mais doués d’un sens artistique quasi visionnaire, ils avaient empli Florence et l’Europe de leurs fastes, de leurs œuvres d’art et de leur politique souvent tortueuse au point de donner à l’Église deux papes, à la France deux reines ! Pas mal de soufre dans tout cela et dans cet ordre d’idées celle que l’on avait surnommée la Sorcière tenait une place non négligeable… Et Aldo savait déjà qu’il allait être incapable d’opposer la moindre résistance à l’appel que la belle dame lui adressait du fond des âges.
Il savait aussi que l’aventure aurait moins de sel sans son ami Adalbert Vidal-Pellicorne, celui que Lisa appelait le « plus que frère »…
En débarquant à Paris appelé par le commissaire Langlois, Morosini n’avait rien eu de plus pressé, les bagages et Lisa déposés chez Tante Amélie, que de faire un saut de l’autre côté du parc Monceau, rue Jouffroy où logeait l’archéologue. Dont il était sans nouvelles depuis plusieurs mois mais cela ne tirait pas à conséquences : bien que doté d’une assez jolie plume, Adalbert détestait écrire une lettre et abhorrait les cartes postales. Seuls les télégrammes en cas d’urgence obtenaient son approbation. En d’autres termes on ne savait jamais où il était lorsqu’il s’absentait. Seul Théobald, son irremplaçable valet de chambre-cuisinier-assistant et vaguement secrétaire, était au courant. Et encore pas toujours : il arrivait qu’Adalbert parte pour l’Égypte ou n’importe quel autre point du Moyen-Orient et de là s’en aille gambader sur une impulsion, à quelques centaines voire quelques milliers de kilomètres sans avertir personne. Il est vrai qu’à ses travaux d’égyptologue notre homme ajoutait de menus services discrètement rendus à la France et qui n’avaient rien à voir avec les hiéroglyphes sinon l’obscurité totale pour le commun des mortels. Aussi Morosini n’avait-il été que modérément surpris quand, derrière la porte vernie de l’élégant appartement il n’avait trouvé que la silhouette en gilet rayé, impeccable et déférente, de Théobald. Eh non ! Monsieur Adalbert n’était pas là ! Parti pour la Vallée des Rois depuis deux mois il y était peut-être encore mais le fidèle serviteur ne pouvait en donner l’assurance à Monsieur le Prince. Seulement ce qui n’était alors qu’une déception mineure à la limite du contretemps se changeait à présent en un profond regret… C’était un peu comme de s’en aller au combat en laissant derrière soi sa cuirasse ou sa meilleure arme ! Et ce serait beaucoup moins amusant !
CHAPITRE III
LES BRUMES DE LA TAMISE
— Au risque de passer pour une insupportable béotienne, j’aimerais que quelqu’un m’explique qui était au juste cette Bianca Capello ! déclara la marquise en reposant sa flûte de champagne vide. Voilà deux jours qu’elle va et vient dans ma maison sans que personne songe seulement à me la présenter ! ajouta-t-elle d’un ton plaintif.
— Nous ne la connaissons pas ? s’indigna Marie-Angéline scandalisée.
— Pourquoi ? Je devrais ?… Imaginez-vous, Plan-Crépin, que je tienne registre de toutes les gourgandines de France, de Navarre et même d’ailleurs sous prétexte que je dois cette maison à l’une d’entre elles ? Je n’ai pas votre culture encyclopédique, moi ! Je ne suis pas un Pic de la Mirandole en jupons, moi ! lança Madame de Sommières se montant peu à peu.
— Comment peut-on évoquer Pic de la Mirandole et ignorer Bianca Capello ? soupira la vieille fille les yeux au ciel.
— Ils n’étaient pas mariés que je sache ? Et si j’en juge par les bribes collectées ici et là ils ne vivaient pas à la même époque ! C’est vaste la Renaissance alors ne dites pas n’importe quoi !… Et donnez-moi encore un peu de champagne !
Le regard nostalgique dont la vieille dame couvait son verre vide n’avait pas échappé à Aldo déjà occupé à le remplir. Il était cinq heures du soir et Tante Amélie qui détestait le thé – cette tisane ! – célébrait toujours le fiveo’ clockbritannique en sacrifiant aux mânes de Dom Pérignon. Aussi achevait-elle à peine sa phrase qu’il lui offrit le joli cornet de cristal empli de fines bulles sur fond de citrine pâle. Ce qui lui valut un grand sourire :
— Merci, mon garçon ! Tu te dévoues pour m’éclairer ?
— Il vaudrait mieux que ce soit Lisa, répondit-il avec un tendre regard pour sa femme. Elle connaît Venise et ses fantômes mieux que moi et si un jour un cataclysme m’engloutissait avec la maison Morosini elle ferait un malheur comme guide conférencière !
— Moi qui déteste les conférences ! soupira la jeune femme. Ou l’auteur est ennuyeux ou c’est le sujet qui l’est ! Mais j’accepterais volontiers un supplément de champagne moi aussi.
— Un conférencier convenable boit de l’eau !
— Eh bien c’est un tort. Je les trouverais peut-être plus distrayants mais pour faire plaisir à Tante Amélie, je me lance : Dans la nuit du 29 novembre 1563…
— Tu connais même la date ? s’exclama Aldo sincèrement admiratif.
— Si tu m’interromps à chaque phrase nous en avons pour huit jours ! Je reprends, donc la nuit du 28 au 29 novembre 1563, deux jeunes gens s’enfuyaient de Venise sur une barque servant au ravitaillement de la cité. Deux amoureux à demi liquéfiés de peur car s’ils étaient repris c’était la mort sans phrases surtout pour le garçon, fils d’un notaire florentin et modeste employé de la banque Salviati où il poursuivait son apprentissage. La jeune fille, elle, appartenait à l’une des plus puissantes familles patriciennes de la ville, les Grimani-Capello. C’était aussi la plus jolie vierge de la ville et elle était promise en mariage au fils du Doge Priuli. Elle avait seize ans et elle s’appelait Bianca.
— Je suppose que le garçon aussi était beau ? murmura Tante Amélie.
— Assez pour avoir séduit une éblouissante créature dont rêvait la moitié des hommes. Car en plus elle était riche, une circonstance qui n’avait pas échappé au ravisseur, Pietro Buenaventuri, qui afin de couvrir leurs premiers frais, l’avait incitée à emporter quelques bijoux et un peu d’or tandis que lui-même se servait dans la caisse de son employeur. Tant qu’à prendre des risques – et ils étaient énormes ! – autant que cela en vaille la peine ! Et l’entreprise réussit : on gagna la terre ferme puis Padoue où l’on trouva des chevaux pour rejoindre Florence… là Bianca éprouva une première déception : les Buenaventuri habitaient, sur la piazza San Marco, une étroite et haute bâtisse à deux fenêtres de façade par étage dont la comparaison avec le palais de son père eût été risible. Cependant, on s’y aima ferme…