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— Ah ! Il y a un mais ! Je commençais à trouver que tout allait trop bien dans le pire des mondes, ronchonna Madame de Sommières.

— Dans ce genre d’histoire, il y en a toujours, sourit Lisa. Celui qui se dressa devant les deux amants était de taille puisqu’il s’agissait du propre frère de François, le cardinal Ferdinand de Médicis. Quand le mariage fut annoncé, une scène violente l’opposa au Grand-Duc auquel il fit entendre que même couvert d’or, un mulet ne peut devenir un pur-sang, que l’adoption de Venise ne changeait rien à la chose et que, d’ailleurs, ni Florence ni l’Autriche n’accepteraient ce monstrueux mariage. Après quoi le cardinal partit pour Rome afin de ne pas sanctionner le scandale par sa présence. L’atmosphère de Florence devenait irrespirable. Les Florentins haïssaient Bianca pour son orgueil et son faste impudent au point que tout ce qui pouvait arriver de fâcheux dans l’État lui était attribué aussitôt. On ne l’appela plus que la Strega… La Sorcière !

« Le Grand-Duc ne l’ignora pas mais, en dépit des menaces et des arrestations, la favorite ne pouvait sortir en ville sans recevoir des pierres. Le débordement haineux fut même si violent qu’il éprouva un malaise et choisit d’aller passer quelques jours à l’île d’Elbe. Il savait bien qu’il aurait dû renoncer à cette union mais il en était incapable et le 12 octobre 1579 les cloches sonnèrent et les canons tonnèrent pour l’événement… mais le peuple lui était muet et sur le passage du cortège on s’efforçait d’effacer à la hâte les graffiti injurieux qui couvraient les murs. Devant cette énorme et silencieuse réprobation, le couple grand-ducal choisit d’abandonner le palais Pitti, pour s’installer hors de la ville, dans la superbe villa de Poggio à Caiano jadis chère à Laurent le Magnifique. Là François délaissa complètement les affaires de l’État pour le plaisir de se livrer à sa vieille passion pour l’alchimie. Il y réussissait assez bien mais le mécontentement autour de lui ne fit que grossir, attisé par les agents du cardinal.

« Bianca alors prit peur quand elle sut que, du haut de la chaire du Duomo, l’archevêque de Florence avait tonné contre la Sorcière et son prince indigne et ce n’était pas ainsi cachée, comme une lépreuse, qu’elle voulait régner. Pour tenter de parer au danger, elle écrivit elle-même à Ferdinand, plaidant pour un rapprochement entre les deux frères. Le cardinal revint à Florence… On échangea des visites courtoises, on donna des fêtes et même une chasse dont le cardinal était friand à la suite de laquelle Ferdinand reçut à souper le couple grand-ducal. En rentrant à la loggia les deux époux s’attardèrent auprès du petit lac pour jouir de la beauté d’une nuit exceptionnelle… et le lendemain tous deux souffraient d’une fièvre violente qui les clouait au lit… Ce fut l’affaire de quelques jours. François mourut le premier puis ce fut le tour de Bianca après avoir adressé à son époux un dernier message d’amour. Les sénateurs de Venise sautèrent sur l’occasion et n’eurent qu’une seule voix pour clamer que le cardinal avait empoisonné leur fille mais Florence était toute à la joie de cette double mort et s’en soucia peu. On illumina. Ferdinand jetant sa soutane aux orties, accepta la couronne et fit faire à son frère de fastueuses funérailles mais il refusa la sépulture chrétienne à la Strega. On l’enterra de nuit et clandestinement dans un terrain en friche…

Trois paires de mains applaudirent la fin du récit. Lisa salua une main sur le cœur et acheva son champagne.

— Je ne te savais pas une telle culture florentine, fit Aldo. Je croyais que seule Venise t’intéressait ?

— Ses ramifications aussi et Bianca en est une belle, il me semble ?

— En tout cas j’ignorais la fin de l’histoire. On n’a jamais retrouvé son corps ?

— Je ne crois pas. D’ailleurs pourquoi aurait-on cherché ? Tu penses bien que les sbires de Ferdinand ne l’ont pas inhumée avec ses bijoux.

— Elle devait en posséder de magnifiques s’écria Marie-Angéline qui s’était tenue coite durant le récit de Lisa ce qui ne lui ressemblait pas. Sait-on ce qu’ils sont devenus ?

Elle allait devoir attendre la réponse un moment. Le vieux Cyprien qui patientait depuis pas mal de temps pour annoncer « Madame la Marquise est servie ! » se lança dans la brèche pour clamer son message en y ajoutant sotto voce :

— Si les quenelles sont trop cuites, il faudra s’expliquer avec Eulalie ! Elle est d’une humeur de chien !

En passant près de Cyprien, Aldo lui tapa sur l’épaule :

— Voulez-vous que j’aille la voir ?

— Elle adore Votre Excellence mais elle est sourde et aveugle quand l’un de ses plats est en danger ! Peut-être si le potage est expédié rapidement…

Or il était très chaud, le potage. On se brûla héroïquement et il fut avalé en trois minutes. Tous les visages étaient d’une belle couleur écarlate quand les quenelles de brochet à la Nantua firent leur apparition, à peine moins gonflées qu’il aurait fallu mais ensuite on se consacra à leur dégustation. Silencieuse bien entendu et ce fut seulement quand Cyprien servit les émincés de veau aux épinards que l’on put reprendre la conversation. « Plan-Crépin » ouvrit le feu.

— Alors ? Ces bijoux ?

Elle regardait Morosini et celui-ci ne s’y trompa pas :

— Au risque de vous décevoir je dirai que je n’en sais rien. Les Médicis étaient si riches et leurs joyaux si nombreux qu’il n’est pas facile de s’y retrouver. Mais nous pouvons réfléchir ensemble. En premier lieu je vais démolir quelque peu l’image sulfureuse que ma chère épouse a donnée de Ferdinand. Après la mort de son frère et de Bianca, on a pratiqué une sorte d’autopsie et aucun poison n’a été décelé dans les viscères…

— As-tu vraiment le sentiment que s’ils en avaient trouvé les médecins en auraient fait part au nouveau Grand-Duc ? s’insurgea Lisa. Il aurait fallu être fou ou suicidaire puisque les victimes avaient pris chez lui leur dernier repas…

— Ôte-toi de l’esprit que c’était un homme cruel ! Depuis Laurent le Magnifique il a été le meilleur et le plus sage administrateur de Florence qui a connu sous son règne une paix brillante.

— Il a tout de même jeté sa soutane aux orties comme dit Lisa, coupa Marie-Angéline pour qui ce qui touchait à la religion était sacré.

— Elle n’était que symbolique, sa soutane ou plutôt sa simarre. Il avait été nommé cardinal à quatorze ans comme cela se faisait beaucoup dans nos familles princières mais il n’avait jamais reçu les ordres. N’empêche que l’Église lui doit pas mal de choses comme l’œuvre de la Propagation de la Foi mais en bon Médicis, il était passionné d’art et enragé collectionneur d’antiques… C’est lui qui a fait édifier à Rome la Villa Médicis sans compter, devenu souverain, le port de Livourne et une marine solide pour lutter contre les pirates turcs. Il a entretenu avec la reine Catherine de Médicis des liens chaleureux et c’est elle qui l’a autant dire marié à sa nièce Christine, fille de Charles II de Lorraine détachant ainsi celui-là de l’alliance espagnole. Plus tard Ferdinand a uni sa nièce Marie avec Henri IV. Et maintenant les bijoux ! se hâta-t-il d’ajouter en voyant s’ouvrir avec ensemble les bouches de sa femme et de Marie-Angéline.

Elles les refermèrent avec le même ensemble. Aldo poursuivit :

— Ferdinand ayant eu huit enfants de Christine de Lorraine, dont deux ont renouvelé l’ancienne alliance autrichienne, de nombreuses pièces ont alimenté le trésor des Habsbourg mais je vois mal le Grand-Duc leur faire présent de celles qui appartenaient à une gueuse néfaste. En revanche, il peut fort bien les avoir incluses dans l’énorme cassette de sa nièce Marie. Ce qui était plus normal puisque, à l’exception de la fameuse croix, son propre père les avait offertes à sa seconde épouse. En outre il s’est montré vraiment fastueux avec elle. Songez que la galère où Marie prit place pour se rendre en France était entièrement dorée au-dessus de la ligne de flottaison et que les armes de la France qui la décoraient étaient en diamants et saphirs tandis que celles de Toscane brillaient de tous leurs rubis, émeraudes et saphirs…