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— Ah, c’est ça le C. qui suit Aloysius ?

— Oui. D’après ce que j’ai compris, c’est son prénom, l’autre n’ayant été ajouté que pour faire plus américain. Je me suis exécutée pour ne pas le pousser à bout mais j’ai été affolée quand il m’a annoncé avant-hier que nous partirions le surlendemain, donc aujourd’hui, pour Southampton afin de nous y embarquer. Je n’ai rien dit sur l’instant mais j’étais terrifiée. Pour essayer de me calmer je suis allée faire un tour dans le parc. En fait, je cherchais comment fuir. C’est alors qu’Agostino m’a rejointe. Il m’a dit qu’il fallait que je m’en aille parce qu’en Amérique il m’arriverait malheur et comme je lui répondais que je ne demandais pas mieux mais que je ne savais comment faire, il m’a appris que « Cesare » serait absent le lendemain matin puis il m’a demandé si je savais ramer…

— Ce doit être une seconde nature chez les gens d’Oxford ? sourit Morosini..

Elle lui rendit son sourire.

— Heureusement je sais : je suis née au bord de la mer. Le matin suivant, quand Ricci a été parti, Agostino m’a fait prendre une barque qu’il avait amenée dans la nuit au bout du parc. J’étais habillée comme vous le voyez car il m’avait recommandé de ne rien emporter, seulement un sac à main. Cette fois je l’ai pris assez grand pour dissimuler un petit chapeau souple. Agostino m’a donné un peu d’argent et j’ai ramé afin de descendre la Tamise jusqu’à Oxford où j’ai abandonné le bateau pour le train…

— Pourquoi diable faisait-il cela ?

— Je le lui ai demandé. Il m’a répondu que c’était à cause de sa mère qui était française comme moi et il a répété qu’il ne voulait pas que j’aie le même sort que les « autres » sans rien vouloir ajouter. Ce n’était d’ailleurs pas le moment de tenir une conversation. Je l’ai remercié et je suis partie.

Jacqueline se tut pour se consacrer à l’assiette d’agneau rôti que l’on venait de déposer devant elle. Aldo laissa la sienne refroidir. Ce Ricci devenait de plus en plus inquiétant. La mise en garde du valet pour sibylline qu’elle soit, assombrissait encore un portrait qui n’en avait pas vraiment besoin. Et à propos de portrait, il demanda :

— Si son départ était prévu pour une date aussi proche, comment aurait-il fait si Boldini avait accepté de vous peindre ? Il lui aurait bien fallu rester à Paris un moment ?

— Certainement pas ! Il lui aurait proposé de venir peindre à Oxford et s’il le fallait, il l’aurait enlevé. Il en est capable.

— N’exagérons rien ! Cela aurait fait trop de vagues puisque j’étais témoin de la proposition. Je me demande même pourquoi il l’a faite ?

— Je ne sais pas !

— Bon, laissons de côté ! Reste à savoir ce que je vais faire de vous… À propos de votre David vous m’avez dit qu’il était absent pour plusieurs jours ? Vous ne savez pas combien ?

— Non. J’étais tellement déçue, tellement désespérée que je n’ai même pas pensé à le demander.

— On va arranger ça ! Il a le téléphone je suppose ?

— Bien entendu !

Elle sortit une carte de visite de son sac et la lui tendit.

— Attendez-moi ! dit Aldo en quittant son siège.

Il se rendit dans le hall, pria le portier de lui appeler le numéro gravé sur le bristol et rejoignit le coin discret où était la cabine. Un instant plus tard, il entendait la voix policée d’un serviteur, lui demanda de lui passer Mr Fenner puis comme l’autre lui répondait ce à quoi il s’attendait :

— C’est contrariant ! Il faut que je le voie assez rapidement. Pourriez-vous me dire quand il rentrera ?

— D’après ce qu’il m’a annoncé il rentrera vendredi. Y a-t-il un message ?

— Oui, voulez-vous lui dire qu’il m’appelle en urgence au Ritz ? Prince Morosini !

Le nom fit son effet habituel. Le domestique promit que la commission serait faite et Aldo, satisfait, regagna la salle à manger : on était mercredi, il n’y aurait jamais que deux jours à patienter. Il en profiterait tout compte fait, pour essayer d’approfondir le mystère des relations entre Adalbert et la fille de l’insupportable Ava Astor.

— Les choses vont s’arranger, annonça-t-il joyeusement à son invitée. Votre amoureux rentre vendredi soir et il me téléphonera ici quand il arrivera.

L’étincelle qui s’était allumée dans les yeux de la jeune fille s’éteignit :

— Mais je ne peux pas attendre jusque-là ?

— Bien sûr que si. En attendant son retour vous êtes mon invitée : vous allez avoir une chambre dans cet hôtel et vous y resterez bien sagement jusqu’à samedi. Par prudence on vous fera monter vos repas mais avant vous aurez peut-être envie de faire quelques achats ? Des objets de toilette, une chemise de nuit par exemple, du linge de rechange. Il y a un magasin de l’autre côté de la rue après Green Park…

Elle le regarda avec stupeur :

— Mais… pourquoi faites-vous cela ? C’est trop…

Rapidement il posa une main apaisante sur celle de la jeune femme :

— Pour la même raison qu’Agostino : ma mère était française… et puis je n’ai pas de sympathie pour le sieur Ricci. C’est une joie, croyez-moi, de tirer de ses griffes quelqu’un d’aussi charmant que vous. Et n’allez pas vous imaginer que je cultive des pensées grivoises : je serai pour vous un frère !

Elle s’empourpra et des larmes montèrent à ses yeux :

— Comment vous remercier ? murmura-t-elle avec dans la voix une légère réticence qu’Aldo saisit au vol. Il se mit à rire :

— Je sais ! Vous êtes payée pour vous méfier de ces gens qui tiennent absolument à vous composer une famille. Après le père, le frère ? Mais rassurez-vous, je suis marié, j’aime ma femme et les enfants qu’elle m’a donnés. Finissez votre dessert, buvons notre café et allons-y !

Une demi-heure plus tard Jacqueline était nantie d’une chambre un peu éloignée de celle d’Aldo et, entièrement en confiance à présent, acceptait les quelques billets de banque qu’il lui offrait pour ses emplettes urgentes. Elle eut alors un joli geste de reconnaissance en lui plaquant sur une joue un baiser sonore – pas très distingué sans doute mais tellement spontané ! – avant de s’envoler vers les trottoirs animés de Piccadilly. Livré à lui-même Aldo s’interrogea sur ce qu’il convenait de faire, il décida finalement de prendre un taxi pour aller chez Adalbert et sortit en demander un au voiturier au moment précis où éclatait dehors un vacarme de crissements de freins, de cris, d’exclamations en même temps qu’un rassemblement se faisait au milieu de la grande artère.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il au préposé en tenue galonnée qui revenait après être allé voir : un accident ?

— Moi je dirais plutôt que c’est un meurtre, sir ! Une jeune dame vient d’être renversée par une voiture qui au lieu de s’arrêter a pris la fuite. Une honte !