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N’ayant rien d’autre pour s’occuper ce jour-là, il se fit conduire à Chelsea. C’était trop bête de se séparer ainsi de son meilleur ami sur une vague brouille que le temps pouvait envenimer. Prudemment il pria son taxi de l’attendre et s’en félicita car il ne trouva que Théobald. Celui-ci lui apprit qu’Adalbert venait de partir pour Hever Castle, accompagnant « Madame la Princesse chez lord Astor ».

— Je suis désolé pour Monsieur le Prince, soupira-t-il, mais content qu’il soit revenu ici. Après ce qui s’est passé l’autre soir j’avais grande peur de ne plus le revoir.

Morosini le connaissait depuis trop longtemps pour douter un seul instant de sa sincérité. À la mine navrée du fidèle factotum d’Adalbert il subodorait que la nouvelle relation à tendance amoureuse de son maître ne l’enchantait pas. Il lui offrit son plus désarmant sourire :

— On ne se brouille par pour si peu avec un vieil ami. Nous avons une telle quantité de souvenirs communs que le passage d’une femme, si belle soit-elle, ne peut les effacer.

— Ça fait tout de même des dégâts ! soupira Théobald. Et je suis heureux que Votre Excellence ait eu la bonne idée de passer me voir.

Il en avait visiblement gros sur le cœur ne souhaitant rien d’autre que l’oreille attentive d’un ami sûr.

— J’ai un peu de temps, suggéra Aldo. Voulez-vous que nous bavardions un brin ?

— Oh oui ! Si Monsieur le Prince veut passer au salon…

— La cuisine fera aussi bien mon affaire… ainsi qu’une tasse de café ! Vous devez être le seul à savoir le faire sur cette île déshéritée ! Et cela rappellera le bon temps où nous travaillions ensemble ! Il m’a l’air révolu celui-là ?

— Oh, il ne faut jurer de rien ! Je prie chaque jour pour que Monsieur retrouve le sens des réalités.

Tout en parlant il précédait Aldo dans la cuisine, l’installait devant la table ronde, cirée à miracle et entreprenait aussitôt la confection du breuvage espéré en attrapant le moulin à café qu’il se mit à tourner frénétiquement mais Aldo n’avait pas perdu le fil de la conversation :

— Il est vraiment amoureux d’elle ? demanda-t-il.

Sans arrêter son moulin, Théobald leva les yeux au plafond :

— Hélas ! C’est encore pire qu’au retour d’Istamboul quand il s’était entiché de cette Anglaise ! Celle-ci c’est à Louqsor qu’il l’a rencontrée, au Winter Palace et depuis il ne jure que par elle. Il voit en elle son étoile…

— Autrement dit il est fou ! Mais enfin pourquoi ? J’ai aperçu cette dame et j’admets qu’elle est fort belle mais il en a vu d’autres.

— Mais pas encore qui se prétende l’incarnation d’une grande dame égyptienne, qui lui soit apparue pour la première fois – à une soirée costumée déguisée en princesse du temps des Ramsès et qui, en plus, possède un mystérieux pouvoir de divination qu’elle tient d’un collier d’or et de lapis-lazuli trouvé dans la tombe de Tout-Ank-Amon…

Quoiqu’il n’en eût guère envie, Morosini éclata de rire :

— Non mais je rêve ! Ne dites pas qu’un égyptologue de sa force ait pu se laisser prendre à un appât aussi grossier ? Un collier de Tout-Ank-Amon ? Mais il doit sortir tout droit de chez un joaillier du Caire au mieux et au pire de la boutique d’un marchand véreux et persuasif ? Un collier divinatoire en plus ! Il ne nous manquait que ça !

Peu à peu sa gaieté se changeait en colère. Théobald laissa passer le flot, servit une nouvelle tasse de café en y ajoutant des biscuits de sa composition dont son invité raffolait puis soupira :

— Le malheur c’est que ce foutu bijou est authentique. La dame qui était sur place à l’ouverture de la tombe se l’est fait offrir par lord Carnavon avant sa mort. Alors non seulement elle en est fière mais elle croit pouvoir en tirer le pouvoir de remonter le temps, de se réincarner quand elle le souhaite dans l’apparence de cette princesse qu’elle pense avoir été. De plus, Monsieur, outre le fait que sa beauté le subjugue, est extrêmement impressionné par ce qu’elle lui raconte… Il songe à écrire un livre sur la période qu’elle dit avoir vécue : elle est pour lui une documentation hors pair parce que vivante.

— De quoi plier en deux de rire le British Museum, le Musée du Louvre et quelques autres notabilités du genre ! S’il n’a pas peur du ridicule c’est qu’il est gravement atteint !

— C’est ce que j’essaie de faire comprendre à Monsieur le Prince. C’est toute notre vie que cette femme est en train de chambouler… et moi j’en mourrai de chagrin !

— On n’en est pas là, heureusement ! fit Morosini en considérant la figure épanouie de bonne santé qui le regardait d’un air désolé, et celle-là n’est pas candidate au mariage. À moins que le prince Obolensky ne soit lui aussi qu’un fantôme ?

— Oh non, il est réel et cette dame en a, je crois, un enfant ou deux mais il a fait son temps et elle songerait à s’en séparer.

— Pour s’attacher votre maître par les doux liens du mariage ? Grand bien lui fasse si c’est là son bonheur mais j’en doute !

— Moi aussi. Votre Excellence peut être sûre que s’il l’épouse moi je m’en vais…

— Vous n’y arriverez jamais. Vous lui êtes trop attaché, sourit Aldo ému de voir une larme poindre au coin de l’œil du fidèle serviteur.

— Il le faudra car cette dame ne m’aime pas. Oh, si je ne trouve pas de place qui me convienne j’irai rejoindre Romuald, mon jumeau pour l’aider à cultiver son jardin…

— Ça ne vous conviendrait pas ! Écoutez, Théobald, je vais vous faire une proposition : si mariage il y a et si vous faites vos valises, je vous prends à mon service… pour le temps que durera ledit mariage. Vous savez comme moi que ces Américaines ont le divorce dans le sang. La preuve est que celle-là en est déjà là. Une fois qu’elle aura laissé tomber Monsieur vous retrouverez votre place auprès de lui. Un petit séjour à Venise n’est pas si désagréable… il y a évidemment les jumeaux mais…

— Oh que Monsieur le Prince est bon et que je le remercie !

Les mains jointes Théobald semblait voir le Ciel s’ouvrir et sa figure retrouvait le soleil.

— C’est chose convenue, reprit Aldo, et je vais à présent vous laisser, mon bon Théobald. Toutefois… sauriez-vous me dire ce que le Superintendant Warren faisait entre ces murs l’autre soir avec Madame Obolensky ?

— Pas vraiment, Monsieur est muet comme une carpe à ce sujet. Je crois cependant avoir deviné qu’elle aurait besoin de protection…

— Peste ! À ce niveau de police ce doit être grave ! Comment se fait-il que vous n’en sachiez rien ? Vidal-Pellicorne vous a toujours mis au fait de ce genre de problèmes ?

— Pas cette fois ! Monsieur sait pertinemment que je ne vois pas d’un œil favorable ses relations avec cette dame.

— Vous êtes en froid ?

— Plutôt, oui… et c’est très triste ! Votre Excellence reste encore quelque temps ici ?

— Non. Je ne me suis déjà que trop attardé. Ma femme m’attend à Paris. Ensuite nous regagnerons Venise. Du moins je le pense…

À mesure qu’il parlait Aldo découvrait qu’il n’en était pas autrement persuadé. L’idée de rentrer chez lui en laissant l’assassin de la pauvre Jacqueline libre de poursuivre en paix une carrière détestable l’irritait, le blessait même. En reprenant son taxi il permit cependant à la voix de la raison de se faire entendre : c’était très beau de vouloir jouer les justiciers mais cela ressemblait à de l’inconscience : aller combattre sur son propre terrain un homme disposant de tous les atouts alors que lui-même ne sachant à peu près rien du pays se trouverait sans appui et sans la moindre aide possible. Il ne pourrait que s’y casser les dents. Voire autre chose. Or il était marié, père de deux enfants, bientôt d’un troisième, il avait ce qu’il fallait pour être heureux et il osait songer à risquer ce bonheur pour aller jouer les Don Quichotte chez les Yankees. En outre, il ne pouvait plus compter sur Adalbert. Ce serait suicidaire… Il était urgent d’oublier cette affaire !