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— Je me disais aussi que nous n’allions pas tarder à en entendre parler ! ironisa Madame de Sommières. Vous ne perdez jamais une occasion d’avancer vos petites affaires, hein Plan-Crépin ? Pourquoi un voyage en Amérique serait-il une imprudence pour Lisa et pas pour moi ? Elle est enceinte mais je suis une vieille dame fragile…

— À qui le ferez-vous croire, Tante Amélie ? dit Lisa qui retrouvait son sourire. Vous êtes forte comme un quarteron de mousquetaires.

— C’est gentil de ne pas m’avoir comparée à un Turc, apprécia la marquise. Mais pour en revenir à nos moutons si tu décides d’aller là-bas Aldo, j’accepterai peut-être cette fichue invitation dont on me rebat les oreilles. Au fond, Lisa, vous pourriez parfaitement nous accompagner. Mrs Van Buren qui cultive passionnément l’armorial serait aux anges de recevoir une princesse, vous n’êtes qu’en début de grossesse, vous n’avez jamais eu le mal de mer et en aucun cas vous n’auriez à craindre l’inconfort. Évidemment, je déplore que le jeune Vidal-Pellicorne se soit retiré du circuit pour courir la gueuse…

Elle achevait sur un soupir quand Cyprien entra portant sur un plateau d’argent un télégramme qu’il tendit à Morosini. Celui-ci le prit, le décacheta d’un doigt impatient et lut à haute voix :

« Paquebot Île de Francefera escale le 15 prochain à Plymouth destination de New York. Places retenues pour Monsieur et sa compagne. Respectueusement. Théobald. »

— Magnifique ! s’écria Marie-Angéline. Voilà qui change tout ! Il faut immédiatement…

À l’aide de sa canne, Madame de Sommières frappa le parquet d’une série de coups :

— Du calme, Plan-Crépin ! Le 15 est dans cinq jours. Il ne doit plus y avoir une place libre à bord et l’entrepont ne me tente pas !

— On peut toujours essayer ? gémit l’interpellée. Je fais confiance à Aldo : il saura se débrouiller.

— Un instant !… Viendrais-tu, Lisa ? J’en serais si heureux !

Elle comprit qu’en esprit il était parti, que sa décision était prise. Cependant elle lui sourit de tout son cœur.

— Non mais tu peux t’embarquer sans remords. Je ne sais si je t’ai dit que je n’aime pas l’Amérique. De plus je préfère ne pas courir les aventures même si je ne suis gênée en rien.

— Que vas-tu faire alors ? fit-il sincèrement désolé.

— En premier lieu rentrer à la maison y prendre les jumeaux puis aller t’attendre chez Grand-Mère à Rudolfskrone. Les enfants adorent et j’y serai mieux qu’à bord d’un bateau, si luxueux soit-il, pour éviter les inévitables nausées du début d’une grossesse. Pars tranquille !

— Tu es la femme la plus merveilleuse de la terre ! fit-il sincère. Et tu peux être certaine que je ferai l’impossible pour te ramener un époux en bon état… Et nous n’aurons peut-être pas de places ?

Marie-Angéline avait anticipé et foncé chez le concierge pour téléphoner.

Elle en revint déconfite. Il ne restait qu’une seule cabine en première classe. Encore était-ce parce qu’un passager malade venait de se décommander.

— Je l’ai retenue pour Aldo, soupira-t-elle au bord des larmes, et le billet sera à sa disposition demain matin mais nous, il est impossible de nous caser…

— La belle affaire ! fit Madame de Sommières. Nous prendrons le paquebot suivant !

— Oui mais ce ne sera pas sur l’ Îl e de Franceet tous ceux qui l’ont pris proclament que voyager à son bord est merveilleux, un véritable rêve !

— Bah ! Vous serez aussi bien sur le Paris, le La Fayetteou le France ! N’importe comment vous aurez le mal de mer !

— Nous savons que je ne l’ai jamais eu ! Ce ne sera pas la première fois que nous naviguerons…

Ce genre de discussion avait tendance à durer quand la marquise et sa « Bécassine à tout faire ! » en entamaient une. Aussi Lisa jugea-t-elle prudent d’intervenir en disant que, pour sa part, elle était satisfaite de rester en Europe. L’important était qu’Aldo parte en même temps qu’Adalbert. Cette brouille stupide entre eux ne pouvait être durable et elle avait besoin de lui pour se sentir rassurée ! conclut-elle.

Laissant les autres poursuivre le sujet, elle reprit le journal abandonné par son époux et se mit à examiner attentivement la photo de la première page. Aldo s’en aperçut et s’approcha d’elle :

— C’est seulement une pauvre fille qui n’a pas eu de chance, émit-il avec douceur. Elle méritait mieux.

— Sans aucun doute ! Mais tu n’as rien remarqué ?

— Ma foi non !… Sauf peut-être que le papier de journal n’arrange pas vraiment les visages. Il ne lui rend pas justice ! On dirait que, toi, ça t’inspire ?

— Hum !… Si l’on tient compte du papier, comme tu dis et des modes différentes ta protégée ressemble beaucoup au portrait de Bianca Capello par Bronzino.

— Comme je ne l’ai jamais vu je ne peux pas te dire si tu as raison.

— Tu aurais pu : il est à Londres à la National Gallery mais tu ne t’intéresses qu’aux bijoux ! Les tableaux ont du bon, tu sais ?

— Tu es injuste : les peintres m’ont souvent inspiré des réflexions. Parfois ce fut un simple jalon mais parfois aussi un signal de départ. Mais si elle lui ressemble à ce point, cela aurait dû frapper Boldini quand nous avons vu Jacqueline Auger ensemble ?

— Boldini croit à son propre génie et ne cultive pas spécialement les anciens maîtres mais je t’assure que pour moi la ressemblance est réelle… et j’en viens à me demander si la fiancée de Bagheria n’était pas dans le même cas. D’après ta description reprise sur Boldini ce pourrait être ça.

— À quoi penses-tu ?

— Je ne sais pas trop. L’idée m’en vient simplement.

— Mais la Solari était brune ?

— Tu as déjà vu Toscaou Butterflyjouées par des blondes ? Les perruques existent. Cela dit c’est une simple incidence je ne l’ai jamais vue et je laisse peut-être mon imagination galoper !

— Elle te confère parfois un côté voyante extralucide qui n’est pas sans intérêt. On va voir si dans ton idée il n’y a pas quelque chose à creuser…

— Pour moi, intervint Marie-Angéline, le lien c’est la parure : les deux premières victimes la portaient quand on les a tuées…

— Afin de s’en emparer, fit Aldo. Or elle n’apparaît pas dans le meurtre de Piccadilly ?

— Non mais en revanche il y avait le visage de Bianca Capello et…

En frappant le sol sur le mode irrité, Tante Amélie fit taire tout le monde :

— On ne pourrait pas parler d’autre chose ? se plaignit-elle. Prenez garde aux idées fixes ! Si on continue on va bientôt la voir partout cette femme-là !

DEUXIÈME PARTIE

LA FOIRE AUX VANITÉS

CHAPITRE V

LES PASSAGERS DE L’ÎLE-DE-FRANCE

Dans le train-transatlantique l’emportant vers Le Havre, Aldo s’avouait qu’il n’était pas mécontent de faire seul ce voyage puisque Lisa ne l’accompagnait pas. Il adorait Tante Amélie et reconnaissait volontiers les talents multiples, le dévouement sans faille de Marie-Angéline mais il préférait éviter les initiatives de cette dernière quand, à Plymouth, Adalbert ferait son apparition aux côtés de sa conquête. Les histoires d’hommes doivent se régler entre hommes et celle qui l’opposait à son ami lui semblait particulièrement délicate. De toute façon, il les retrouverait plus tard, sans doute à Newport et ils constitueraient peut-être pour lui une arrière-garde non négligeable en terre étrangère sinon ennemie. Quant à sa belle épouse et même si la séparation lui était toujours aussi pénible, il aurait les mains beaucoup plus libres sans elle. L’esprit aussi, la sachant dans une situation qui la fragilisait. Certes elle était capable de faire face à des événements difficiles – sa précédente grossesse menée tambour battant dans des conditions impossibles – mais il serait quand même plus tranquille de la savoir au cœur des montagnes autrichiennes avec les jumeaux. D’autant que sa présence en Amérique eût sans doute affaibli son jugement, son audace aussi par crainte du danger que son action à lui pourrait lui faire courir. Sans elle, ce danger qu’il devinait inévitable redevenait pour Aldo ce qu’il n’avait jamais cessé d’être : le sel d’une de ces aventures dans lesquelles il se jetait toujours avec un plaisir qu’il n’hésitait pas à qualifier de pervers mais dont au fond il était conscient qu’il avait besoin d’y goûter de temps à autre comme à un fruit défendu. Cela mettait du piment dans son existence de « boutiquier ». Même si la boutique en question était un palais vénitien et les objets que l’on y vendait presque tous dignes de figurer dans un musée ou dans un trésor royal. Il fallait qu’il en soit ainsi pour justifier à ses propres yeux l’idée saugrenue d’aller chercher outre-Atlantique une parure dont il ne savait absolument pas si elle s’y trouvait et de courir sus à un homme qu’il tenait pour un meurtrier – ce dont il n’avait pas la moindre preuve ! – et dont il n’avait jamais eu à se plaindre. Un homme dont il y avait gros à parier qu’il appartenait à la Mafia. Pour venger une inconnue ? Oui, sans doute, mais peut-être aussi pour l’amour du sport, pour suivre son flair sur une piste qu’il sentait chaude… et pour essayer d’empêcher Adalbert de faire une sottise : la « princesse égyptienne » était ravissante mais elle était la fille d’Ava Astor, ce qui n’annonçait rien de bon pour la paix de l’âme d’un brave archéologue français. En résumé la somme de ces éléments constituait autour de ce voyage une auréole assez excitante et Aldo se surprit à sourire d’aise en regardant la vallée de la Seine défiler derrière les vitres tout en allumant sa dixième cigarette.