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— Absolument mais il y a longtemps que tu la connais ?

— Huit jours. Je l’ai rencontrée au « Bœuf sur le Toit » où j’avais emmené un client suisse. Elle y était avec des amis et il se trouvait que mon client la connaissait. C’est lui qui nous a présentés.

— Une veuve de six mois au « Bœuf sur le Toit » ? Voilà un mari vite enterré il me semble ?

— Il buvait comme une éponge et la battait comme plâtre quand il était ivre. Étant donné qu’il était toujours entre deux vins ou entre deux schnaps tu vois qu’elle n’a pas grand-chose à regretter. Cela dit, elle ne s’habille jamais qu’en gris ou en blanc… mais qu’est-ce qui te prend, d’un seul coup, d’être aussi pointilleux ? Tu n’as pas d’ennuis, au moins ? J’entends côté Lisa ?

— Pas le moindre. Elle se prépare à me donner un troisième enfant et pour l’instant elle doit être en Autriche avec les jumeaux. Je reconnais cependant volontiers que si je ne suis pas devenu totalement infréquentable je n’en suis pas loin. Mon humeur n’est pas au mieux.

— Tu vas me raconter ça pendant le dîner, on se lave les mains, on va boire un verre et on y va…

Pur produit des Arts Décoratifs, les pièces d’apparat du paquebot desservies par le monumental escalier de marbre, de cuivre poli et de glaces, alliaient la simplicité des lignes au luxe le plus raffiné. Les plus grands décorateurs en avaient composé l’harmonie : Ruhlmann pour le Salon mixte dit aussi Salon de Thé avec ses boiseries en loupe de frêne blanc relevé de minces baguettes en bronze argenté, le gigantesque hall d’embarquement de Richard Bouwens, le Grand Salon de Sue et Mare avec ses canapés tendus de tapisseries d’Aubusson reproduisant les plus beaux monuments de la région parisienne – Versailles, Chantilly, Maintenon, Noyon – le Grand Café Terrasse et Fumoir à triple niveau de Henri Pacon, tout cela orné des admirables ferronneries de Raymond Subes, l’immense salle à manger enfin de Patout, avec ses plafonds à trois décrochements illuminé par les 110 plots de verre ambré de Lalique, animée en outre par l’étonnante fontaine de Navarre élevant au milieu une pyramide de cylindres or et argent. C’est près de cette fontaine que Morosini et Vauxbrun s’installèrent après leur passage au bar d’acajou déjà pris d’assaut par des Américains soucieux de profiter sans tarder des délices d’un pays exempt des barbaries de la Prohibition.

La salle à manger n’était pas pleine. Certaines dames pas forcément célèbres avaient choisi de se faire servir chez elles afin de mieux préparer leur apparition du lendemain. Calés dans les jolis fauteuils de sycomore tendus d’une tapisserie vert Véronèse à motif dégradé, les deux amis purent savourer un menu aussi varié que délicieux choisi dans une carte abondante mais que l’on pouvait compléter à volonté en demandant ce que l’on souhaitait. Vauxbrun testa immédiatement la proposition du maître d’hôtel en optant pour des œufs brouillés aux truffes qui lui furent apportés avec le vin de son choix.

Ainsi qu’Aldo l’avait prévu, une bonne partie du repas fut consacrée à la baronne Pauline sur laquelle son admirateur se montrait intarissable. Il apprit de la sorte – mais il le savait déjà ! – qu’étant une Belmont elle était née d’une des plus grandes familles new-yorkaises et aussi – ça il l’ignorait ! – qu’elle était un sculpteur de talent encore que mal connu et, bien sûr peu apprécié des siens guère ouverts aux éventuelles originalités.

— C’est sans importance, apprécia Vauxbrun. Indépendante, surtout depuis son veuvage, elle possède sa maison et son atelier sur Washington Square et une fortune que son défunt n’a pas réussi à dévorer mais je peux t’assurer que ses œuvres sont remarquables ! Positivement ! Et j’aimerais monter pour elle une exposition à Paris…

Tant et si bien que ce ne fut pas avant le dessert que l’antiquaire, un peu à bout de souffle, abandonna le sujet et s’intéressa enfin à la présence de son ami Aldo sur le navire. Agacé, celui-ci se borna à l’essentiel : il recherchait une parure provenant des trésors Médicis ayant déjà causé quelques dégâts et espérait du même coup mettre fin aux activités criminelles d’un personnage qui pouvait bien en être l’actuel détenteur.

— Et tu as des preuves ? émit Gilles Vauxbrun qui allumait un odorant havane à la flamme d’une bougie après avoir rejoint les confortables fauteuils du fumoir.

— Des preuves ? Non mais une forte présomption que je partage avec le Chief Superintendant Gordon Warren, de Scotland Yard avec lequel tu sais que j’entretiens des relations amicales depuis longtemps.

— M’est avis que tu vas perdre ton temps ! patoisa l’antiquaire qui aimait abandonner parfois le style olympien. Et t’attirer pas mal d’ennuis. Depuis quand n’es-tu pas allé aux U. S. A. ?

— 1913 ! J’avoue que ça fait un moment !

— Plutôt ! Ce qui signifie que tu n’as aucune idée des us et coutumes qui se sont développés depuis la guerre et si ton type est un mafioso tu vas à la catastrophe. Tiens, si tu veux on en parlera demain à Pauline ! Elle te dira…

— Rien ! s’emporta Morosini. Ce sont mes affaires et j’aimerais qu’elles restent secrètes ! Que « Pauline » soit en train de devenir le centre de ta vie, cela te regarde mais comme je ne veux pas m’impliquer dans tes amours, tu me permettras de me retirer ! J’ai sommeil !

— Tu m’as surtout l’air de te prendre un fichu caractère ? remarqua Gilles pas vexé le moins du monde. C’est parce que, pour une fois, ton égyptologue cinglé n’est pas avec toi ?

Le choix du terme n’était pas fait pour apaiser Aldo. Il savait qu’un certain antagonisme existait entre ses deux amis mais jamais Vauxbrun ne l’avait exprimé si peu que ce soit.

— Si tu veux le savoir, il embarque cette nuit à Plymouth mais il ne me sera sûrement d’aucune utilité parce qu’il est comme toi : réduit à l’état de chien savant par une jolie femme. Bonne nuit !

— Ah oui ? Mais alors…

Aldo n’entendit pas la suite : il était déjà dans le grand escalier avec l’intention de regagner sa cabine quand il eut soudain l’envie d’aller fumer une cigarette sur le pont supérieur. La nuit était noire, sans étoiles mais un vent froid s’était levé qui apportait un avant-goût de la température que l’on rencontrerait quand on approcherait la zone des icebergs. La mer se formait sous la longue coque noire animée d’un léger roulis. Le pont était désert et la solitude d’Aldo y fut totale. N’ayant pas pris la précaution d’aller chercher un manteau, un frisson désagréable lui courut dans le dos. Ce n’était pas vraiment le moment d’attraper froid – en admettant qu’il y en ait pour ça ! – et jetant par-dessus bord le mince rouleau de tabac à demi consumé, Aldo rentra dans son confortable logis flottant, se lava les dents, se coucha et sans prendre un livre ou un journal, il s’endormit bercé par l’écho lointain de l’orchestre du bord. Il dormit même si profondément qu’il ne broncha pas quand, au milieu de la nuit, l’ Île-de-Francefit escale à Plymouth pour embarquer ses passagers britanniques. Il serait temps demain de savoir si Adalbert avait fait son entrée sur le bateau. Les nouvelles amours de Gilles Vauxbrun lui avaient donné le coup de grâce.

Ce fut pourtant cette idée qui l’éveilla bien que la longue houle atlantique continuât de bercer doucement son lit. Il se leva, prit une douche, se rasa, et enveloppé dans le peignoir de bain au monogramme de la Compagnie Générale Transatlantique, sonna pour son petit déjeuner. Peu après le steward lui apportait de quoi nourrir une famille. Outre le café, qu’il avait décidé, non sans inquiétude, d’essayer et qui se révéla parfait, il y avait là des œufs à la coque, du jus d’orange, un pamplemousse, des brioches moelleuses, des croissants croustillants, des toasts à point, du miel, diverses sortes de confitures, du beurre frais, du lait et du fromage à la crème fraîche.

— Si Monsieur désire autre chose ? proposa le steward prévenant.

— Vous voulez dire que s’il me prenait fantaisie de vous demander un gigot je pourrais l’avoir ?

— Absolument, Monsieur ! J’aurais seulement le regret de vous prier de m’accorder un léger délai.

— Magnifique mais rassurez-vous je n’en ferai rien. C’est parfait… Tiens ! D’où sortez-vous ce journal ?