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— Pourquoi donc ? s’écria Ivanov. N’est-il pas naturel que chaque homme cherche à se procurer toujours plus de confort, toujours plus de richesse ? Et puisque le Marché est porteur il est normal que tous veuillent en profiter. Quand nous serons tous fabuleusement riches nous régnerons sur le monde !

— Je me demande parfois, intervint doucement le Commandant, si ce n’est pas dû à ce que les Américains s’ennuient…

— Que voulez-vous dire ?

— Oh c’est simple : la prohibition les empêche de boire, les paris sur les jeux de hasard sont interdits par la loi, alors ils spéculent. Une façon comme une autre de se procurer des émotions…

Pauline opina soutenue par l’acteur de cinéma mais, comme Ivanov après une protestation indignée se lançait dans ce qui menaçait d’être une philippique contre un officier d’une compagnie n’ayant qu’à se louer des flots d’argent américain, celui-ci coupa court en demandant à Adolphe Menjou des nouvelles de Hollywood et de ses prochains films, ce qui permit à Célimène, après que l’acteur eut répondu avec sa bonne grâce habituelle, de reprendre la conversation en main et de ne plus la lâcher en la faisant rouler, non sans une certaine habileté, sur l’Art en général et le Théâtre en particulier. On put y participer, après quoi des entretiens privés s’établirent entre voisins. Sorel bavardait avec le comédien, le comte de Ségur – un gentilhomme massif et assez taciturne – avec l’aviateur et Caroline Ivanov, Pauline avec Aldo qui, du coin de l’œil observait Adalbert. Lui ne parlait à personne, se contentant, en buvant peut-être un peu plus que de raison, de contempler Alice que le Commandant Blancart interrogeait sur l’Égypte. Et cela, Aldo n’aimait pas, même sachant d’expérience que l’archéologue tenait bien l’alcool. Mais s’il avait pu enregistrer quelques « cuites » mémorables auxquelles il lui était arrivé de prendre part, cela se passait toujours dans la bonne humeur qui était d’ailleurs le climat normal d’Adalbert. Cette fois une morne tristesse émanait de cet homme en train de vider verre après verre en regardant sa princesse égyptienne rire avec le Commandant. Fallait-il qu’il fût atteint pour avoir ce regard affamé, douloureux ? Et jusqu’à quel point ? Quel droit la fille de l’insensible Ava lui avait-elle donné – ou fait semblant de donner ! – sur sa personne et sur son cœur ? Était-elle sa maîtresse ? S’était-elle promise afin de s’approprier au moins une partie de sa profonde science archéologique ? Et que faire dans ce cas puisque Adalbert n’accordait plus à Aldo les privilèges de l’amitié donc le droit de l’aider ?

Quand on se leva de table, pas une fois il n’avait croisé son regard. Vidal-Pellicorne se détourna même quand il se mit debout pour marcher d’un pas encore ferme – peut-être un peu raide et automatique ! – vers la jeune femme à qui Ivanov offrait déjà son bras pour la conduire au salon de conversation où il y aurait concert, après quoi on allait danser. Aldo le vit s’interposer d’une façon trop autoritaire pour être polie puis entraîner Alice qui se laissa emmener sans protester et avec un sourire qui détendit le visage crispé de son pauvre amoureux.

Étouffant un soupir, Aldo s’apprêta à le suivre quand la main de Pauline se posa sur son bras :

— Si nous allions entendre Ravel ensemble ? proposa-t-elle. Il me semble que ce serait plus amusant ? Ou bien aurais-je démérité moi aussi ?

— Pardonnez-moi ! Si vous pouvez vous contenter d’un compagnon aussi peu récréatif que moi ?

— Vous ? Mais à côté de votre ami vous pétillez de franche gaieté, mon cher prince ! Il est sinistre ce soir et si je devais plaindre quelqu’un ce serait cette garce d’Alice. Écouter la « Pavane pour une infante défunte » en compagnie de ce joyeux drille devrait la mener tout droit chez les Carmélites !

— Ne soyez pas cruelle, baronne ! Cela ne ressemble pas à une femme qui possède ce beau regard droit et cette bouche généreuse ! Vous feriez mieux de m’aider à trouver un moyen d’opérer un sauvetage qu’à chaque instant je devine de plus en plus nécessaire. Adalbert jouant les amoureux transis, voire les Othello ce serait à pleurer de rire si ce n’était à pleurer tout court…

— Elle l’a changé à ce point ?

— Vous ne pouvez imaginer. Si vous l’aviez connu…

— Ah non, pas ça ! coupa-t-elle. Il n’est pas mort que je sache et il n’y a aucune raison pour en venir aux regrets éternels. Surtout si nous pouvons l’empêcher ?

— Nous ? Me proposeriez-vous une association ?

— Pourquoi pas ? Rien ne me ferait davantage plaisir qu’arracher une proie à cette chère Alice. Voyez-vous, continua-t-elle avec la franchise brutale qui lui était particulière, j’ai été la maîtresse de Serge Obolensky et nous devions nous marier quand elle me l’a soufflé sous le nez. Ce sont des choses qui ne s’oublient pas.

— Si j’en crois son regard quand il se pose sur vous, elle ne vous aime pas beaucoup plus ?

— C’est parce qu’elle n’a pas le sens de l’humour. Nous nous retrouvons de temps à autre, Serge et moi et elle le sait. Allons entendre un peu de bonne musique ! C’est excellent pour l’élévation de l’âme !

Renonçant à explorer plus avant celle des femmes américaines, Aldo se laissa entraîner jusqu’à un confortable fauteuil où il faillit bien s’endormir bercé par le rythme solennel de la Pavane exécutée par un quatuor tchèque au nom imprononçable. Il eut au moins le loisir de réfléchir. Si Pauline en mélomane avertie applaudit chaleureusement les œuvres interprétées, elle n’en garda pas moins le silence absolu pendant la durée du concert. À deux rangs devant eux, Aldo pouvait voir les épaules et les têtes souvent rapprochées d’Alice et d’Adalbert et cela lui donna tant à penser qu’il finit par ne plus avoir envie de dormir… Comment faire pour briser le sortilège ?

Un moment plus tard, les invités du Commandant se retrouvaient sur la piste de danse du grand salon, brillamment éclairée par la pluie de lumières tombant comme des feuilles d’or des caissons dorés à la feuille du plafond tandis qu’autour les tables où l’on se reposerait en buvant du champagne restaient dans une agréable pénombre. Le jazz remplaçait Ravel et l’orchestre du bord s’en donnait à cœur joie.

Aldo venait d’entamer, avec Pauline, un slow un rien langoureux qu’il appréciait parce que la jeune femme était une bonne partenaire. Le parfum complexe mais délicat qui émanait d’elle rendait fort agréable le rapprochement de leurs corps lorsqu’une main se posa sur son épaule :

— Si tu le permets, c’est mon tour maintenant !

Et Gilles Vauxbrun, tiré à quatre épingles, comme à son habitude lui enleva d’autorité sa danseuse. Celle-ci se mit à rire :

— Vous voilà ressuscité, on dirait ? Mais que vous êtes donc beau !

— Il fallait que je vous rejoigne ! Je ne pouvais plus supporter l’idée de vous savoir éloignée de moi. Ça ne te contrarie pas que je prenne ta place ? ajouta-t-il, un rien acerbe, à l’adresse d’Aldo. Et sans attendre de réponse, il disparut avec Pauline au milieu des danseurs.

Résigné, Morosini alla s’asseoir à une table, appela un serveur pour lui commander une fine à l’eau et resta un moment à contempler le joli spectacle des robes chatoyantes dont le mouvement allumait les reflets, des jambes gainées de soie claire, des pieds chaussés d’escarpins ou de fines sandales à hauts talons or ou argent. Quand la danse prit fin, il vit que Vauxbrun emmenait Pauline à une table de l’autre côté de la piste. Quant à Adalbert et Alice, ils n’étaient visibles nulle part. Pensant qu’il ferait mieux d’aller se coucher, Aldo finit son verre et quitta sa place pour rentrer chez lui. Il se sentit fatigué tout à coup sans qu’il eût rien fait pour justifier cette lassitude. Plus morale peut-être que physique. Après celle d’Adalbert – surtout sans doute à cause de celle d’Adalbert ! – la défection de Vauxbrun lui était aussi sensible que désagréable. Il avait la sensation d’être un pestiféré.

Avec un dernier regard à la piste illuminée où les couples s’enlaçaient pour le plus argentin des tangos, il se disposait à franchir le seuil du salon quand il se heurta à Ivanov.

— Vous partez déjà ? Il est à peine onze heures ! s’écria celui-ci avec une cordialité inattendue.