Il pédala de la sorte pendant une bonne dizaine de kilomètres suivant une petite route s’enfonçant dans les terres en direction des pointes et n’eut pas besoin qu’on lui souffle qu’il était arrivé quand, débouchant sur l’océan, il découvrit adossé à une pente couverte de pins et assis sur une terrasse ce qu’il cherchait. Il mit alors pied à terre et, appuyé au guidon de son vélo, resta là un moment à contempler ce qui était pour lui un phénomène avec un mélange de colère et d’envie de rire. Il fallait être complètement fou pour reproduire – assez mal ! – ce symbole de la puissance des grands-ducs de Toscane. Pour qui ne connaissait pas l’original et n’avait jamais vu ses pierres cyclopéennes se dorer à la tendre lumière florentine, cette copie imparfaite pouvait faire illusion mais privé de ses deux galeries de retour délimitant une noble cour d’honneur, et de deux ou trois fenêtres de chaque côté, il ne restait plus qu’une lourde barre de pierre à deux étages sommée d’une autre moins longue ménageant deux terrasses. Tout le reste – hautes fenêtres cintrées, balustres et balcons – était exact encore que réduit mais que la couronne de pierre posée au sommet telle une cerise sur un gâteau était donc ridicule comme les grilles dorées apposées aux ouvertures du rez-de-chaussée et à l’entrée de la propriété ! En bon Vénitien, Morosini n’avait jamais aimé les palais florentins qu’il trouvait lourds comme des coffres-forts de banquiers – ce qu’ils étaient pour la plupart ! – et le palais Pitti ne faisait exception qu’en vertu de la splendeur de ses jardins animés d’eaux vives et du foisonnement des plantes méditerranéennes. Ceux de celui-là étaient plus anglais qu’italiens même si, descendant devant la façade, au milieu de la pelouse, une fontaine en escaliers avec un dispositif pour des jets d’eau encore endormis s’efforçait de l’ennoblir.
Ici en revanche, pas de grand ménage, pas de jardiniers à l’œuvre. Tout était clos, fermé, muet, aveugle et le gris sombre des moellons patinés par les hivers et les vents de tempête conférait un air sinistre, menaçant même, à un ensemble qui mieux arrangé aurait pu avoir sa beauté.
Cela acquis et puisque apparemment l’endroit semblait abandonné, Aldo pensa qu’il ne serait peut-être pas inintéressant de jeter un coup d’œil à l’intérieur. Menant sa bicyclette à la main, il entreprit de suivre les murs hérissés de tessons qui, descendant jusqu’aux rochers, délimitaient la propriété, à la recherche de la porte de service qui ne pouvait manquer d’exister. Un étroit sentier filait tout au long bordé de l’autre côté par un épais bois de pins, d’aulnes et de cornouillers qui enveloppait le domaine sur trois côtés.
À hauteur environ de la maison, il trouva en effet une ouverture basse, enfoncée dans l’épaisseur du mur recouvert de lierre. Naturellement elle était fermée et il se pencha sur la serrure afin de l’examiner. Sans posséder la virtuosité d’Adalbert dont les doigts agiles semblaient se jouer des mécaniques les plus compliquées, Aldo en avait reçu quelques leçons – à toutes fins utiles ! – qui devaient lui permettre de se débrouiller dans les cas les plus simples. Assez ancienne cette serrure ne devait pas présenter de difficultés insurmontables et, soudain plein d’optimisme, il fouilla dans la sacoche de son vélo et en tira un crochet de fer qui normalement devait suffire. Il allait l’introduire dans le trou quand, venue de nulle part, une main se posa sur son bras :
— Ne faites pas ça ! Vous allez déchaîner toutes les forces du mal.
Il se redressa et vit à ses côtés ce qu’il crut d’abord, au son grave de sa voix et aux cheveux gris coupés courts, être un homme mais qui en fait était une femme sans âge parce que le visage avait perdu l’éclat de la jeunesse sans avoir atteint les effondrements de la vieillesse. Celle-là était ridée comme une pomme en train de sécher mais n’avait ni bajoues ni fanons. Elle semblait sculptée dans les mêmes pierres que le « Palazzo » mais elle lui rappela un peu Pauline parce qu’elle aussi était grise de vêtements – un chemisier et une jupe de toile sous un chandail délavé – et d’yeux et que comme celle-ci, elle portait sa détermination sur son visage.
— Que voulez-vous dire ?
— Que si vous enfoncez cet outil dans la serrure vous allez déclencher une sonnerie stridente qui ameutera toute la maison.
— Le mal ne serait pas grand : il n’y a personne !
— Ah vous croyez ?… Alors essayez !
Elle n’avait pas l’air de plaisanter. Tenté malgré tout de mener son projet à bonne fin, Aldo considéra son crochet d’un œil dubitatif :
— Mais enfin, s’il y a une porte c’est pour entrer. Comment faut-il faire ?
— Escalader le mur si vous vous en sentez le courage sinon essayez de vous procurer une clef comme en ont les domestiques. La sonnerie ne se met en marche que si l’on tente de forcer la serrure.
Cette femme semblait vraiment être au courant. Il fallait en profiter :
— Auriez-vous cette clef par hasard ? fit-il en risquant un sourire auquel répondit un regard lourd de mépris et un :
— Me croyez-vous au service de ce démon ? Dans ce cas je n’ai plus rien à vous dire. Faites donc ce que vous voulez !
L’inconnue tourna ses talons chaussés de bottes à l’épreuve des ronces et des vipères pour regagner les bois mais Aldo se jeta presque sur elle pour la retenir : une femme qui classait Ricci dans la catégorie des démons pouvait être plus qu’utile.
— Ne partez pas, je vous en prie ! Et surtout excusez-moi ! Je suis étranger et ne connais pratiquement personne. Vous auriez pu être une sorte de gouvernante, une « housekeeper » !
— Vous trouvez que j’en ai l’allure ? fit-elle un pli moqueur au coin des lèvres. Vous devez en effet être réellement étranger… ou innocent ! Au fait quel genre d’étranger ?
— Je suis vénitien…
— Un Italien, hein ? Encore un de plus ! gronda-t-elle. Et Aldo pensa qu’elle ne devait pas les porter dans son cœur.
— Les gens de Venise, dit-il, et moi en particulier avons beaucoup de mal à nous reconnaître compatriotes de Mussolini. Non, les enfants de la Sérénissime République de Venise ne sont pas vraiment italiens.
— Comment vous appelez-vous ?
— Morosini ! Aldo Morosini… Et… et vous-même ? osa-t-il demander en s’avouant que cette femme l’impressionnait.
— Je ne crois pas que ça vous intéresserait, répondit-elle en haussant les épaules.
— Pourquoi pas ?
— Vous ne vous imaginez pas que nous allons entretenir des relations ? Je ne sais pas ce que vous venez faire ici ? Vous êtes quoi ? ajouta-t-elle en fixant l’attirail arrimé sur le porte-bagages, un peintre ? Il y a d’autres choses plus belles que cette bâtisse maudite…
— Je ne suis qu’un peintre du dimanche mais je suis aussi écrivain… et antiquaire !
Les sourcils gris de la femme se relevèrent de deux bons centimètres.
— Je commence à comprendre ! Pensant la maison vide, vous espériez pouvoir y entrer pour vous procurer de la camelote sans bourse délier ?
C’était le genre de discours qu’il ne fallait pas tenir à Morosini sous peine de lui ôter toute politesse :
— Vous me prenez pour un cambrioleur ?
— Voulez-vous me dire ce qui s’y oppose ? Être bien habillé, bien élevé et plutôt séduisant n’empêche pas d’avoir la main leste et un sens des affaires particulier. Bon ! Assez bavardé ! J’ai autre chose à faire et je vous donne le bonjour !
Cette fois, elle s’écarta si vite qu’il n’eut pas le temps de la retenir. Juste celui de crier :
— Je vous jure que je n’en suis pas un ! Dites-moi au moins votre nom ?