Mawes s’était remis debout, les poings serrés :
— Je crois qu’il va falloir me dire la vérité, gronda-t-il. Qui êtes-vous ?
— Aldo Morosini. Ça c’est vrai. Vénitien c’est encore vrai mais j’exerce la profession d’antiquaire et d’expert en joyaux historiques. Un peu comme Margot, si vous voulez, mais moi j’achète. C’est en recherchant deux émeraudes millénaires à Jérusalem que j’ai rencontré celle qui se faisait appeler alors l’Honorable Hilary Dawson, spécialiste en faïences anciennes et détachée par le British Museum.
Le calme d’Aldo, la désinvolture avec laquelle il venait d’allumer une cigarette parurent ébranler l’Américain. Pourtant il ne se rendait pas encore :
— Qu’est-ce qui me prouve que cette fois vous dites la vérité ?
— Mon passeport que vous avez eu l’élégance de ne pas me demander. Et puis…
— Où êtes-vous, Ted Mawes ! appelait de la salle une voix féminine. Montrez-vous ! Il faut que je vous parle…
L’interpellé alla à la porte, l’ouvrit découvrant la propriétaire d’un timbre si particulier qu’Aldo l’avait déjà identifiée : Pauline ! Elle était là, debout à quelques pas de la porte dans un ensemble blanc que justifiait sans doute la saison mais certainement pas le temps de ce soir !
— Ah vous voilà ! s’écria-t-elle en voyant paraître celui qu’elle appelait et sur la figure duquel sa vue ramenait le sourire :
— Miss Pauline ? À cette heure ? Que puis-je pour vous ?
— On arrive quand on peut mon bon Ted mais je dois dire que notre départ a été décidé assez vite !
— Mais vous êtes seule ?
— Pour l’instant oui. Le yacht repartira au jour chercher mon frère et ma belle-sœur qui s’est refusée à avancer son départ afin de ne pas bousculer les traditions en précédant le Nour Mahal. D’où cette arrivée nocturne.
— Qui me fait bien plaisir. Voulez-vous dîner ?
— Non, merci ! Je viens voir ce que vous avez fait de mon ami Morosini ?
— C’est votre ami ?
— Vous devriez le savoir : c’est moi qui vous l’ai envoyé. Ah, le voici !
Entendant son nom, en effet, Aldo venait à sa rencontre et baisait la main qu’elle lui tendait. Ces retrouvailles touchantes n’apaisèrent pas apparemment les soupçons récents de Ted Mawes.
— Je vois que vous le connaissez et en ce cas j’aimerais savoir ce qu’il est au juste ? Peintre, écrivain, antiquaire ou quoi ? Détective peut-être ? Il s’intéresse à…
La baronne leva un sourcil réprobateur :
— Qu’est-ce que ça peut vous faire du moment qu’il venait de ma part ?
— Je ne le lui ai pas dit, ma chère Pauline. Je pensais que ce serait mieux pour la discrétion que je souhaitais. Venu ici sous les couleurs que vous savez je viens seulement d’avouer mes coupables activités.
— Oui eh bien maintenant on ne joue plus ! Vous redevenez vous-même et d’ailleurs je viens vous chercher pour vous installer chez nous…
— Il n’en est pas question ! Je vous en suis infiniment reconnaissant mais je vous ai déjà dit mon désir de passer inaperçu…
— On ne passe jamais plus inaperçu qu’au milieu d’une foule ! Parmi les gens qui vont venir batifoler, il y en aura certainement plusieurs qui pourraient vous reconnaître. À commencer par votre vieil ami l’archéologue d’Alice Astor et ils ne vont pas tarder. En outre, Phil Anderson préférerait que vous acceptiez mon invitation.
Du coup, l’amour-propre de Ted Mawes trouva une nouvelle matière à offense :
— On ne peut être mieux ailleurs que chez moi et le vieux Phil le sait !
On allait sans aucun doute vers un dialogue de sourds et la baronne décida d’y mettre fin. Elle éleva la voix et son magnifique contralto emplit la pièce vers laquelle on refluait :
— Mettons les choses au point sinon on ne s’y retrouvera plus ! Primo, pour répondre à votre question mon cher Ted, votre client n’est pas Monsieur Morosini mais le prince Aldo Morosini, antiquaire certes mais surtout expert mondialement reconnu en joyaux historiques. Secundo, il vient ici traiter une affaire dont on ne m’a pas confié la nature mais qui tourne autour d’un déplaisant personnage…
— Aloysius C. Ricci, je sais, grogna Ted. Il aurait un compte à régler avec lui…
Au nom de son employeur, Agostino qui dormait roulé en boule sur le divan à la manière d’un gros chat ouvrit un œil et émit d’une voix pâteuse mais angoissée en faisant de touchants efforts pour se remettre debout :
— Ri… Ricci !… Un mariage encore !… Filer !… Filer !…
— Du calme ! enjoignit Aldo en l’obligeant à se recoucher. On va s’en occuper.
— Qui est-ce ? demanda Pauline.
— Agostino, un valet de Ricci qui semble ne pas supporter l’idée d’un remariage. Je dirais même que cette perspective le terrifie. Il faut vous dire que son patron est arrivé tout à l’heure avec les… Schwob ? C’est bien ça ?
— C’est bien ça ! approuva Ted.
— Autrement dit j’arrive en retard. Le Chef Anderson voulait que vous sachiez, Aldo, que votre gibier allait quitter New York avec une jeune Anglaise qu’il a l’intention d’épouser. Il est déjà là, tant pis mais Anderson semble craindre que la fiancée ne soit en danger. Comme il me connaît et sait que nous sommes amis, il a trouvé en moi le moyen de vous aider si peu que ce soit. C’est pourquoi il vous préférerait chez moi… afin qu’il y ait au moins quelqu’un qui s’inquiète si vous disparaissiez.
— Ainsi, gémit Ted, il va l’épouser ?
— Eh oui ! fit Aldo. Il faut vous dire, chère baronne, que notre ami Ted est tombé follement amoureux de celle qui se fait appeler Mary Forsythe…
— Ce n’est pas son nom ? demanda Pauline. Pourtant Phil Anderson…
— N’est pas au courant de ce qui se passe sur le vieux continent sinon il aurait entendu parler de Margot la Pie, croqueuse de diamants et voleuse réputée insaisissable.
— Et c’est elle ?
— Absolument ! Je la connais de longue date.
— Dans ce cas, émit la baronne, si comme vous le pensez elle court un danger en épousant Ricci, le moyen de la sauver est simple : faites-la arrêter !
— Sans preuves ? Et avec un shérif à la dévotion de Ricci ?
— Oh là là ! Que c’est compliqué ! Mon cher Ted auriez-vous encore quelques gouttes de cet élixir qui vous vient de Terre-Neuve avec la morue salée ? Nous avons besoin de nous éclaircir les idées !
Cette fois l’aubergiste mit beaucoup d’empressement à servir la baronne, Aldo et lui-même. On but en silence comme il convenait à l’âge de la liqueur en question.
— Bien ! soupira Pauline en reposant son verre. Il se fait tard et un peu de sommeil nous sera salutaire. Allez chercher votre brosse à dents Aldo, je vous emmène ! Vous n’avez besoin que d’elle toutes vos affaires sont déjà à Belmont Castle.
— Comment ça ? protesta Morosini.
— L’hôtel Plaza me les a remises le plus simplement du monde.
— Mais c’est contraire à la loi ! Ils n’en ont pas le droit !
— C’est possible mais je suis une Belmont et je possède une partie de leurs actions. En outre, je crois que je leur suis sympathique ? acheva-t-elle avec un sourire satisfait. Venez à présent !
— Désolé, Pauline mais je reste ! déclara fermement Aldo. À moins que Ted me considère indésirable ?
— Sûrement pas ! bougonna l’autre. On commençait à s’entendre et on pourrait continuer.
Madame von Etzenberg ouvrit la bouche pour protester mais Aldo la gagna de vitesse :
— Comprenez donc, baronne, que j’ai besoin de garder mes coudées franches, ce qui serait impossible en compagnie de votre frère et de votre belle-sœur. En outre il faut que je m’occupe de cet homme, ajouta-t-il en désignant Agostino qui avait replongé dans son divan.
— Qu’allez-vous faire ? interrogea Pauline.