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— Qu’est-ce que ça peut te faire ? Tu ne seras pas là quand elle mourra mais à San Francisco, à Mexico ou au Pôle Nord puisque Ricci s’en va avant qu’elle ne soit mise à mort ?

Agostino se mit à trembler et réclama encore du café qu’il avala d’un trait.

— Peut-être mais j’ai vu les précédents cadavres et j’en ai eu des cauchemars. Je suis à bout ! Je préfère partir. Vous me conduisez au bateau ?

Il essaya de se lever mais Morosini le retint à sa chaise :

— Pas si vite ! Tout n’est pas dit ! Tu as prétendu que Ricci ne tue pas, ce qui est l’évidence, et qu’il ne donne pas non plus l’ordre de tuer ? Qui alors ?

— Je n’en sais rien ! Sur le salut de mon âme je l’ignore !

— C’est impossible, fulmina Ted qui était en train de perdre patience. Et moi ça ne me satisfait pas !… Mon garçon, ou tu parles ou je te jette dehors et tu feras ce que tu veux de ta carcasse.

— Entièrement d’accord, reprit Aldo. Revenons au soir des mariages ! La fête terminée, on conduit la mariée à sa chambre comme on faisait jadis pour les princesses. L’époux ne viendra qu’une fois la jeune femme au lit. Or, au lieu de se coucher il s’en va prendre le bateau, le train et Dieu sait quoi. Personne si j’ai bien compris ne revoit la jeune épousée avant que l’on ne retrouve son cadavre massacré sur un rocher à bonne distance du Palazzo et cela trois ou quatre jours après. C’est donc à partir de cette chambre qu’elle s’envole. Par la fenêtre selon ce que l’on veut faire accroire. Or la Police qui n’est tout de même pas idiote n’a retrouvé aucune trace ni le long du mur – sans un drap quelconque ça représente un joli saut ! – ni dans le parc. Alors ?… Pour assurer que Ricci n’est en rien coupable il faut que tu saches quelque chose.

— Et tu vas nous le dire immédiatement sinon je te jure que tu ne quitteras pas l’île…

Agostino n’avait pas le choix. La peur qui habitait ses traits était réelle et ne lui venait pas des deux hommes qui l’interrogeaient. Son regard anxieux allait de l’un à l’autre comme s’il cherchait à deviner lequel lui serait le plus favorable mais les deux visages étaient aussi tendus, attentifs et déterminés. En désespoir de cause, après un soupir, il avala sa salive et murmura :

— Je ne peux dire que ce que je sais… Il y a dans le Palazzo une partie du rez-de-chaussée où l’on ne pénètre jamais et dont la porte est toujours fermée. C’est celle qui se trouve sous l’appartement nuptial que l’on ouvre seulement le jour des noces.

— Ce n’est pas la chambre habituelle de Ricci ?

— Non. La sienne est à l’autre bout du palais. Elle est assez simple alors que l’autre est d’une incroyable somptuosité : une profusion d’or et de brocarts dignes d’une reine.

— Si on ne l’ouvre que pour les mariages, il doit y avoir un sacré ménage à faire la veille des noces ? fit l’aubergiste sarcastique.

— Non. Personne n’y va jamais faire le ménage et pourtant elle est parfaitement entretenue.

— Et qui s’en charge ? Un fantôme ? ricana Aldo.

— Ceux que l’on ne voit pas et dont on connaît cependant l’existence : les gardiens du Saint des Saints.

— C’est quoi ce truc ? demanda Ted. Une chapelle où l’on rend un culte à je ne sais quel démon ? À un quelconque dieu antique ?

— Un Moloch assoiffé de sang ? renchérit Aldo.

— Je ne sais pas et je n’ai jamais cherché à savoir. Ceux qui l’ont tenté ne sont plus là pour s’en vanter. Ils sont morts dans des conditions telles que l’envie d’en apprendre davantage ne dure guère. Tout ce que je peux dire est que le patron disparaît parfois durant la nuit et quand le matin revient, il déborde d’activité, de projets. Des ordres partent, des affaires sont lancées. Parfois aussi il se montre amer, abattu comme un gamin puni.

— Tu veux faire entendre qu’il ne serait pas le vrai patron de son organisation ? Que les murs du Palazzo renfermeraient un cerveau ?

Agostino baissa la tête et écarta les mains d’un geste d’impuissance :

— Je ne peux dire que ce que je sais et je ne sais pas grand-chose sinon que Ricci n’est pas tout à fait le maître. Les autres serviteurs ont été choisis parmi les hommes les plus sûrs, les plus durs et les plus obéissants comme je l’étais moi-même mais je ne peux plus… et je n’ai plus envie de percer le mystère parce que la peur s’est emparée de moi. Je voudrais vivre, vous comprenez ? Vivre loin de cet enfer quand il en est temps encore. Par pitié, aidez-moi à m’en aller ! Je ne veux pas devenir fou et c’est ce qu’il m’arrivera si je vois une autre femme, jeune et belle, franchir le seuil de la chambre.

— Une question encore ! fit Morosini. Tu as parlé des gardiens du Saint des Saints. Il y a d’autres serviteurs qui vivent en dehors de ceux dont tu fais partie ?

— Oui et nous ne les rencontrons jamais. Ils sont les prêtres du dieu caché…

— Tous les prêtres qui peuplent l’univers sont tout sauf de purs esprits. Ceux-là font exception ? Ils ne se nourrissent jamais ?

— C’est pourquoi il y a des cuisiniers à demeure au Palazzo. Les cuisines sont en sous-sol et les plats déposés dans un monte-charge particulier, différent de celui qui dessert les salons…

Il y eut un silence. Chacun des trois hommes pesait les paroles prononcées ou entendues. Aldo se redressa et consulta sa montre. Le temps passait vite et si l’on voulait conduire ce malheureux au Mandalail fallait se mettre en route sans tarder. Il dit encore :

— Est-ce uniquement à cause de ce mystère abominable que vous avez voulu sauver Jacqueline Auger ou y avait-il autre chose ?

— Vous voulez savoir si je l’aimais ? Je n’ai aucune raison de le cacher : oui je l’aimais et je me suis reproché de n’avoir pas fui avec elle mais elle ne m’aurait peut-être pas cru si elle supposait que j’agissais pour mon propre compte. Et puis je pensais aussi qu’en restant j’aurais, avec un peu de chance, la possibilité de retarder les recherches.

— Bien ! Si vous êtes d’accord, Ted, nous pourrions y aller ? Tenez, ajouta-t-il en tirant quelques billets de son portefeuille et en les offrant à Agostino qui les prit avec des larmes dans les yeux :

— Vous me sauvez, Monsieur, et j’espère que Dieu vous le rendra. Sachez encore que moi je n’ai jamais tué personne, sinon pendant la Guerre…

— Je l’espérais. À présent j’en suis sûr !

Quand on sortit de la Tavern c’était l’heure noire entre toutes qui précède l’aube. La pluie reprenait après avoir cessé un moment, activée par un vent froid venu du nord.

— La Season commence bien mal ! remarqua Ted Mawes. D’habitude à cette époque, on aurait plutôt tendance à avoir chaud.

— Vous craignez que la vie mondaine n’ait à en souffrir ?

— Pas vraiment. Les réceptions varieront un peu. On tendra des vélums sur les jardins et le champagne coulera quand même à flots…

— Le champagne ? Et la Prohibition alors ?

— Vous ne voudriez pas que l’élite de la société new-yorkaise s’en prive et se mette à la limonade ? On dit même qu’il existe un pipe-line de whisky avec le Canada. La Police sait trop bien de quel côté sa tartine est beurrée. Elle n’aura guère que six semaines à fermer les yeux…

Un moment plus tard Agostino dûment embarqué, les deux hommes revinrent l’un vers la Tavern l’autre vers sa chambre sous les roses trémières. Avant de se séparer, Ted avait dit :

— Vous je ne sais pas mais moi j’ai besoin de deux ou trois heures de sommeil pour me remettre les idées en place. Quelle histoire ! Vous y croyez ?

Devant eux les mâts des bateaux aux coques fraîchement repeintes dansaient dans le vent du matin. Sur les quais, les portes et les fenêtres pimpantes souvent habillées de lierre ou de fuchsias ouvraient sur les premiers balais du jour. En dépit du ciel gris et des bourrasques, l’image était plaisante, empreinte d’un charme ancien sur lequel l’agressive rougeur d’une pompe à essence ne pouvait pas grand-chose. Sous son imperméable mouillé, Aldo haussa les épaules :

— Difficile d’y croire quand on est devant un tel décor, n’est-ce pas ? Pourtant je suis persuadé que ce garçon a dit la vérité même si elle nous paraît abracadabrante. Derrière toutes les clartés il y a des ombres et il arrive que des vipères se glissent sous les roses.