— Il est beaucoup trop tôt pour la poésie, grogna Ted. Allez dormir ! Vous en avez besoin autant que moi !
Comme un rideau de théâtre qui se lève annoncé par les coups du brigadier, l’arrivée du Nour Mahalfit éclater le calme et le silence relatif où baignait encore l’île. Une série de yachts le suivirent cependant qu’apportés par les ferries, voitures de sport, coupés et limousines, tous dernier cri, se succédaient et rejoignaient les différents domaines dans des vrombissements de moteurs et les éclaboussures d’une poussière qui transformée en boue n’avait pas eu le temps de sécher. Un soleil rouge se montra pourtant en fin de journée, annonciateur d’un vent qui réjouit les coureurs de régates rassemblés sur la terrasse du Yacht-club frissonnante sous les fanions et les drapeaux. En même temps l’air s’emplit de musiques, fanfares ou jazz annonçant aux échos que la Season de Newport commençait et que, pour caser ces manifestations, il n’y avait pas de temps à perdre, six semaines étant vite passées.
Chassé par cette agitation débordante, Aldo décida de faire une nouvelle tentative d’approcher Betty Bascombe. Cette femme qui errait si souvent aux abords du Palazzo et qui avait une si puissante raison d’en haïr le propriétaire devrait en savoir plus long que les autres habitants de l’île. Ted étant introuvable ce matin-là, il choisit de tenter sa chance en se passant de recommandation, enfourcha son vélo et partit en prenant soin d’éviter Bellevue Avenue et les endroits trop fréquentés. Grâce à Ted et à la carte placardée à l’entrée de la Tavern il en savait assez sur la configuration de l’île pour ne pas se perdre.
Cette fois elle était là. Assise sur l’une des marches en bois menant à sa maison, ses bras entourant ses jambes repliées, elle regardait la mer et, perdue dans sa rêverie, ne le vit pas arriver mais se retourna au crissement des freins. S’attendant à ce qu’elle s’enfuie ou s’enferme chez elle, Aldo prit les devants tandis qu’il posait son engin contre le tronc d’un pin :
— Mrs Bascombe, voulez-vous me permettre de parler un moment avec vous ? Je suis venu récemment avec Ted Mawes chez qui je loge mais vous étiez en mer.
— Parler de quoi ?
— De l’homme qui vous a fait tant de mal. Le hasard m’a fait découvrir cette nuit certains faits susceptibles de vous intéresser.
— Si vous venez m’annoncer la mort de Ricci vous êtes le bienvenu. Sinon passez votre chemin !
— Mon chemin a rejoint le vôtre depuis un bon moment et, pour aujourd’hui, vous en êtes le but. Il faut que je vous parle. C’est important.
Elle haussa les épaules mais se poussa pour lui ménager une place auprès d’elle en lui faisant signe de la rejoindre. En même temps elle fouillait dans son chandail informe, en tirait un paquet de cigarettes, s’en collait une au coin de la bouche et se disposait à l’allumer mais le réflexe d’Aldo fut rapide et la flamme de son briquet apparut au bout du mince rouleau de tabac. Le briquet était en or et Betty leva un sourcil :
— Bel objet ! On dirait que chez vous les peintres font bien leurs affaires ? fit-elle avec un léger dédain.
— Je vous ai dit que j’étais aussi… et surtout antiquaire. J’ajoute spécialisé dans les bijoux historiques !
— Ah je vois ! c’est pour ça que vous vouliez entrer chez lui l’autre jour. Vous vouliez les voir ?
— Cessez donc de me confondre avec un voleur. Ce que je veux je le paie ! Quant à Ricci ce sont moins ses possessions que sa personnalité qui m’attirent : il a tué une de mes amies presque sous mes yeux. Une jeune femme qu’il devait ramener ici pour l’épouser, qui s’est enfuie et qu’une voiture a renversée en plein Londres dès le lendemain mais ce n’est pas cela que je suis venu vous raconter : au matin Ted et moi avons fait quitter l’île au valet de chambre de Ricci pris de panique à l’idée qu’un nouveau mariage se préparait.
La femme tressaillit. Cette fois sa carapace montrait une fêlure :
— Il va en épouser encore une autre ? Il doit être fou car, cette fois, mon pauvre Peter ne sera plus là pour endosser le massacre.
— Fou, je ne crois pas mais soumis en totalité à une volonté plus forte que la sienne, c’est dans le domaine du possible. Écoutez plutôt ce que nous avons appris cette nuit, Ted et moi !
Elle l’écouta sans un mot, sans une exclamation mais quand ce fut fini elle se prit la tête à deux mains, fourragea dans ses courts cheveux gris et laissa un instant ses paumes plaquées sur son visage. Aldo respecta son silence et attendit qu’elle parle. Cela dura jusqu’à ce que les mains retombent sur les genoux de Betty.
— Vous dites que Ted a entendu lui aussi cette histoire ?
— Nous avons tout partagé.
— Et qu’en pensez-vous ?
— Honnêtement quand nous avons conduit Agostino, nous ne savions trop que penser. Cela paraît tellement insensé mais il n’avait aucune raison de forger une histoire aussi abracadabrante pour alléger les charges – de toute façon très lourdes ! – pesant sur un homme dont il avait peur au point de tenter le maximum pour s’en éloigner. Et vous, me direz-vous votre sentiment ?
— Je pense qu’il doit avoir raison. Il y a un secret dans cette maudite baraque. Ce qui expliquerait la présence de ces gens qui y vivent en permanence même quand Ricci n’y est pas alors que trois ou quatre gardes suffiraient pour protéger les richesses et il y en a une quantité à ce que l’on dit ! Ils sont là pour garder… autre chose. J’ai trop souvent observé le Palazzo pour douter de ce que vous a appris cet Agostino.
— En ce cas qui pensez-vous que ce soit ? Un fou ?
— Un fou qui tiendrait Ricci sous sa coupe et l’obligerait à une obéissance absolue ? Je dirais plutôt un cerveau… Peut-être un chef de la Mafia en Amérique ?
— Pour commettre de tels meurtres il faut avoir l’esprit dérangé… et je vois mal cet homme brutal, cynique et sans scrupules, ce maître d’un véritable empire financier asservi à un fou…
Betty Bascombe se leva, secouant machinalement sa jupe puis vint se planter devant Morosini, bras croisés :
— En résumé vous êtes venu pour quoi exactement ?
— D’abord pour retrouver les joyaux historiques dont il s’est emparé par deux fois en assassinant deux femmes. Ensuite faire tout ce qui est en mon pouvoir pour venger la mort d’une autre…
— Et vous êtes seul au monde, vous n’avez pas de famille ?
— Si. Je suis marié et heureux. J’ai aussi des enfants…
— Alors je vais répéter le conseil que je vous ai donné l’autre jour : allez-vous-en ! Ce qui ce passe ici ne vous regarde pas et vous vous briserez sans profit pour quiconque. À moins que vous ne disposiez de nombreux soutiens…
— Aucun en dehors de Ted… et de vous en qui j’espérais beaucoup.
— Autrement dit, personne. Ceci est ma guerre à moi et je n’ai à y laisser qu’une vie dont la vengeance est le seul intérêt. Quant à Ted, il a les pieds sur terre et, après ce que vous a raconté cet Agostino, je serais surprise qu’il veuille se lancer plus avant dans une aventure où il aurait tout à perdre. Or jusqu’à votre arrivée, il se trouvait satisfait de son sort. Ne vous y trompez pas : vous êtes seul et le resterez ! Adieu…
À pas rapides, Betty entra dans sa maison dont elle referma soigneusement la porte derrière elle : Aldo put l’entendre tirer les verrous. Une façon un peu brutale de laisser entendre que l’entretien était terminé et qu’il n’y en aurait pas de suivant.
Il revint lentement vers sa bicyclette qu’il enfourcha mais resta là un moment, assis sur la selle et l’épaule appuyée au tronc du pin à regarder la maison muette avec les yeux de la déception. Il avait espéré en cette femme, pensant stupidement qu’elle accueillerait à bras ouverts un allié imprévu, une volonté sincère de partager son combat mais il n’en était rien. Si inégale qu’elle fût, sa lutte – celle du pot de terre contre le pot de fer ! – elle entendait la garder pour elle et ne le lui avait pas envoyé dire : c’était sa guerre à elle, une vendetta impitoyable qu’elle était prête à payer de sa vie.