— Les réactions de cette pseudo-Égyptienne sont imprévisibles, fit-il observer à la baronne. Et un coup de téléphone est rapidement donné. Imaginez qu’Alice le passe maintenant pour s’en débarrasser auquel cas Adalbert retrouverait sa liberté ce soir. Alors ou bien le shérif le ramène ou bien il le lâche dans la nature mais n’importe comment, il aura besoin de ses bagages. Ils doivent être encore là…
— Sans aucun doute. En ce cas allez-y ! conclut Pauline en lui faisant apporter l’objet demandé : une superbe lunette sur trépied de cuivre qui devait être assez puissante pour observer même les étoiles.
Parfaite maîtresse de maison, à son habitude, elle lui fit servir les éléments d’un thé copieux puis, plus tard, lui annonça qu’elle viendrait dîner avec lui.
— Vous vous ennuierez moins, sourit-elle.
— Mais que diront votre frère et votre belle-sœur ?
— Rien. Tel que je le connais John nous accompagnera. Il est curieux comme une sœur tourière et vous le passionnez, quant à Cynthia elle est déjà sortie.
Ainsi fut fait. On dîna tranquillement chez Morosini tandis que s’illuminait la maison d’à côté bien que la fête du soir eût lieu chez les Stuyvesant Fish mais c’était la façon de lady Ribblesdale de signaler sa présence : la demeure où elle résidait devait briller de mille feux. Le contraste était parfait avec le calme où baignait Belmont Castle et Aldo s’en inquiéta :
— Vous êtes certainement invités ce soir ? Ne vous croyez pas obligés de rester pour moi !
— Je déteste ces grands machins mondains, déclara John-Augustus et ma femme suffit largement à me représenter. Quant à Pauline elle est assez grande pour savoir ce qu’elle a à faire.
— N’ayez pas de remords, mon cher Aldo, et dites-vous que les invités de Mrs Stuyvesant Fish sont les mêmes que ceux de demain, chez les Drexel, ou d’après-demain chez les Van Alen et la semaine prochaine chez nous. Je préfère choisir soigneusement le lieu de mes apparitions, conclut celle-ci avec un sourire moqueur.
Il se passa tout de même quelque chose à Beaulieu ce soir-là vers huit heures Pauline et Aldo purent voir les Ivanov embarqués dans l’une des voitures de la maison avec armes et bagages et des mines qui en disaient long sur leur état d’esprit :
— Tiens ! remarqua la baronne, on dirait qu’Ava fait le ménage !
Il n’y avait pas à en douter. Elle se tenait debout, en personne, sur le seuil les bras croisés et y resta jusqu’à ce que la voiture, suivie d’un fourgon à bagages, eût franchi les limites de la propriété.
— Cela ressemble à une exécution, émit Aldo. La comtesse Ivanov pleurait…
— Soyez-en certain. Telle que je la connais, Ava a dû faire fouiller leur chambre de fond en comble par les domestiques et il se pourrait qu’elle ait retrouvé le collier.
— Et au lieu d’appeler le shérif elle les laisse partir ?
— Simple respect pour la famille de Caroline. Même si elle est kleptomane – ce dont je l’ai toujours suspectée ! – les Van Druysen n’ont pas mérité la honte d’une arrestation quasi publique. Ava les a envoyés se faire pendre ailleurs. Et c’est très bien ainsi.
En dehors du départ d’Ava et de sa fille, scintillantes comme des arbres de Noël pour la soirée des Stuyvesant Fish, il ne se passa rien d’autre ce soir-là. Les guetteurs finirent par aller se coucher mais le lendemain matin Aldo se leva aux aurores, prit une douche, se rasa, s’habilla afin d’être prêt à toute éventualité. Il était déjà à son poste d’observation quand Pauline en tenue de tennis arriva avec le petit déjeuner. Elle débordait de vitalité et dans tout ce blanc ressuscitait la jeune fille qu’elle avait été. Aldo lui en fit la remarque en lui baisant la main :
— Vous semblez en pleine forme, baronne, ce matin ?
— C’est vrai et je ne sais pas pourquoi mais quelque chose me dit que la journée pourrait être bonne. Quoi de neuf ?
— Je ne vois que le soleil qui poudroie et l’herbe qui verdoie, soupira-t-il en empruntant la lamentation de « ma sœur Anne » dans Barbe Bleue.
— Normalement il doit se passer quelque chose. La saine logique voudrait que nous assistions au retour de votre ami, ramené par le shérif… ou alors au départ d’une voiture vide pour aller le chercher.
— Il n’acceptera peut-être pas de revenir après le déshonneur qu’on lui a infligé ici ? En outre, c’est lady Ribblesdale qui a exigé sa libération. Sa fille n’a pas l’air vraiment d’accord avec elle.
— Et comme elles sont aussi têtues l’une que l’autre… Ah, voilà une voiture !
— Vous appelez ça une voiture, vous ?
En effet, au milieu de l’armée de jardiniers au travail avec râteaux et lances d’arrosage, un fourgon à bagages faisait son apparition devant l’entrée de Beaulieu où les domestiques étaient en train de déposer malle cabine, valises et sacs aussitôt identifiés par Morosini :
— Ce sont ceux d’Adalbert ! s’écria-t-il. Qu’est-ce que cela veut dire ?
— Qu’il ne reviendra pas chez Alice. Venez ! Ma voiture est prête. On va le suivre…
Ils dévalèrent l’escalier à toute allure et l’instant suivant, Pauline lançait la puissante Packard dans le sillage de poussière de la camionnette à bord de laquelle le maître d’hôtel d’Alice avait pris place. On piqua droit vers le centre administratif de Newport où les bureaux du shérif se tenaient non loin de la mairie. Le transport de bagages s’arrêta devant et Pauline à quelques mètres en arrière puis personne ne bougea plus : on attendait.
Ce ne fut pas long. Seulement un petit moment avant que la porte s’ouvre devant Vidal-Pellicorne raccompagné jusqu’au seuil par Dan Morris visiblement mécontent de lâcher son prisonnier. Quant à celui-ci, il n’avait guère bonne mine : les vêtements froissés, pas rasé bien sûr, les traits tirés par manque de sommeil, le cheveu plus en broussaille que jamais, il posait sur toutes choses un regard bleu et vide comme si plus rien ne l’intéressait. Les désillusions devaient peser sur lui plus lourdement que l’arrestation.
Vivement descendus de voiture, Pauline et Aldo s’approchèrent suffisamment pour entendre Dan Morris signifier sa libération à Adalbert et le majordome d’Alice lui demander dans quel hôtel il voulait que ses affaires soient déposées à moins qu’il ne préfère qu’on les porte directement au quai d’embarquement du ferry. L’humiliation supplémentaire infligée à son ami fit bondir Aldo mais d’une poigne vigoureuse, Pauline le fit tenir tranquille tandis que sa voix clamait :
— Chez moi ! Si ces parvenus d’Astor sont assez mesquins pour refuser de reconnaître leurs torts envers un illustre savant gravement offensé par eux, nous autres les Belmont le supplions de bien vouloir honorer notre demeure de sa présence !
Cette entrée en matière un rien théâtrale perça le cocon d’apathie d’Adalbert qui trouva même pour la jeune femme l’ébauche d’un sourire :
— Merci à vous, Madame, mais vous comprendrez sans peine que je n’ai plus qu’une seule envie : m’éloigner le plus tôt possible. Le quai d’embarquement fait tout à fait mon affaire.
— Pas la mienne ! fit Aldo que Pauline masquait jusqu’alors. Tu partiras quand tu voudras mais avec les honneurs de la guerre. Pas ainsi. Pas comme un domestique chassé pour indélicatesse ! Cette garce te doit des excuses !
— Qu’elle les garde ! Cela ne m’intéresse pas !
— Tu n’as pas envie de savoir où est passé le foutu collier de Tout-Ank-Amon ? Je t’ai connu plus curieux…
— Non… Non, tu vois, même ça je n’ai pas envie de le savoir. Peut-être parce que je le sais déjà…
— Ivanov bien sûr ? Il a tenté de me tuer sur l’ Île-de-Franceparce qu’il me croyait à bord pour recevoir le collier après que tu l’aurais subtilisé…
— C’est pas vrai ?
— Oh si c’est vrai ! Demande à la baronne von Etzenberg ici présente et dont, moi, je te supplie d’accepter l’hospitalité !