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— Et vous avez peur à nouveau ?

— Pas pour moi. À la réflexion je suis dans le pays une espèce de monument historique auquel on tient et il faudrait y regarder à deux fois avant de m’effacer du paysage. Et puis j’ai pris mes précautions mais vous, il va falloir que vous fassiez attention. Vous êtes un étranger et un mauvais coup est vite arrivé. Alors vous devriez éviter de sortir…

— Mais c’est que, justement, je ne suis pas venu pour rester enfermé, fit Aldo en se beurrant un « bun » qu’il enfourna avec une nouvelle tasse de thé. Et à ce propos nous sommes allés ce tantôt jusque chez Mrs Bascombe.

— Vous feriez mieux de la laisser tranquille. Elle a eu suffisamment de malheurs et si on vous voit trop souvent rôder dans sa solitude…

— Une solitude qu’elle partageait avec une jeune femme ou une jeune fille qu’elle semblait bien connaître. Nous avons pu les entendre rire et bavarder mais sans réussir à saisir leurs paroles…

— Ah bon ! C’est nouveau ? Elle était comment votre jeune femme ?

— Robe blanche à petites fleurs rouges, vaste capeline cachant entièrement le visage. À part ça des bras minces dont l’un portait une montre-bracelet, et de jolies jambes. Une peau claire mais nous n’avons rien vu de la figure ni de la couleur des cheveux.

Les sourcils de l’aubergiste se relevèrent de deux bons centimètres.

— Je ne vois pas ! Une touriste de passage mais en ce cas je ne m’explique pas pourquoi Betty qui est sauvage comme une chèvre lui ferait des sourires et ici, je ne vois personne qui corresponde à votre description. Cependant je peux toujours ouvrir les yeux et, au besoin, aller demander à Betty de qui il s’agit. Ça vous intéresse tellement ?

— Oui. Comme tout ce qui touche à cette femme parce que je suis persuadé qu’elle en sait beaucoup plus sur Ricci que nous tous réunis. Et c’est normal : la haine rend vigilant…

Un violent coup de tonnerre lui coupa la parole. Pris par leur sujet aucun des trois hommes n’avait remarqué que le jour baissait de façon inhabituelle et que de noirs nuages s’accumulaient sur l’île. Simultanément l’un d’eux creva en une pluie diluvienne où se noya le paysage. Refusant le dîner que leur offrait Ted Mawes, Aldo et Adalbert se précipitèrent pour relever la capote de la voiture avant que celle-ci ne soit transformée en baignoire, s’y embarquèrent déjà trempés et se hâtèrent de regagner, à travers des trombes d’eau où brillaient comme des phares les grandes résidences illuminées, les régions sèches de Belmont Castle.

— J’ai l’impression que, pour ce soir, notre expédition est dans le lac, soupira Adalbert. Ce n’est vraiment pas un temps à grimper aux arbres.

— Ce qui ne se fait pas un jour peut se faire le lendemain, émit Aldo sentencieux.

— C’est de toi ?

— Non. De César Borgia. Il l’a dit un soir où il venait de rater l’assassinat de son beau-frère.

Malheureusement le lendemain il faisait toujours aussi mauvais. Le gros orage qui dura la nuit entière, réduisant au désespoir deux maîtresses de maison dont l’une avait prévu un concert champêtre et l’autre une fête vénitienne autour d’un miroir d’eau qu’elle avait fait installer à grands frais, déglingua le temps pour plusieurs jours désertifiant les plages d’où avaient disparu parasols et transatlantiques. Seuls quelques rares baigneurs pourvus d’un cuir plus épais que celui des autres s’aventurèrent bravement dans les flots gris crêtés d’écume. En tête de ces héros, John-Augustus qui déclarait à qui voulait l’entendre que la température de l’eau était infiniment plus agréable que celle de l’air et que rien n’était meilleur pour la santé que les revigorantes gifles de l’océan. À ce régime il prit une bronchite qui acheva de mettre sa femme hors d’elle.

— Vous trouvez que je n’ai pas assez de soucis ? Mon grand bal est à la veille de se voir rétrécir entre les murs de cette maison et vous prenez un malin plaisir à vous rendre malade ?

— Que j’y assiste ou pas ne fait pour vous ni chaud ni froid ! protesta-t-il. Et je vous ferai remarquer que même si le jardin vous est hostile, vous avez à l’intérieur assez de salons et même de terrasses que l’on peut recouvrir d’un vélum pour que six ou sept cents personnes puissent s’y agiter ! Si on ne dansait que par beau temps à Newport, ce ne serait pas souvent ! Et vous n’avez pas l’air de vous en priver beaucoup ?

La jeune femme en effet sortait tous les soirs pour aller rejoindre la joyeuse bande du Yacht Club où le jazz faisait rage jusqu’à l’aube. Les autres habitants du Castle – Pauline, Aldo et Adalbert – prirent leurs quartiers dans la bibliothèque où dans la vaste cheminée on allumait très souvent des feux de pins odorants afin de préserver les livres de l’humidité marine. On pouvait y lire, jouer au bridge ou aux échecs, prendre le thé dans une atmosphère paisible et confortable à l’écart des salons envahis parfois par Cynthia et sa bande. Convenablement « bâchés » on fit aussi, en dépit des rafales de vent et de pluie, de grandes promenades sur les plages presque aussi désertes que durant les tempêtes d’équinoxe. On se serait cru en automne et Cynthia abordait aux rives du désespoir quand, la veille de son bal, le ciel se nettoya et l’été reparut dans toute sa splendeur. Une armée de jardiniers se mit à l’œuvre pour réparer les dégâts, changer les plantes et les fleurs abîmées, nettoyer les tennis, la piscine sur laquelle on étala des nénuphars, installer des arceaux fleuris et passer les allées au peigne fin. C’est tout juste si l’on ne passa pas la pelouse à l’aspirateur mais au jour et à l’heure dits, la majestueuse demeure et ses jardins où brûlaient des centaines de lanternes vénitiennes ressemblaient à un théâtre de contes de fées et illuminaient la nuit. Quelque part des violons jouaient du Vivaldi.

— On peut dire ce qu’on veut de Cynthia, remarqua Pauline en contemplant, du haut de l’escalier l’enfilade des salons éclairés par les lustres et les torchères supportant une multitude de bougies, enrichis de massifs d’hortensias et de lis, ponctués par les tenues vert et or des laquais à perruque gardant les divers buffets supportant des pyramides de fruits, qu’elle a une tête de linotte, que dans la vie courante elle ne pense qu’à danser et gratter du banjo mais elle devient géniale dès qu’il s’agit d’organiser une fête…

Elle-même portait une somptueuse robe chinoise ancienne en satin gris brodé d’or et de perles et sur ses épais cheveux noirs laqués la coiffure compliquée des princesses mandchoues, velours et or piqués d’orchidées mauves et de grosses améthystes. Elle était superbe et Aldo lui en fit un compliment si flatteur qu’il la fit rosir.

— Elle sait surtout très bien s’entourer des gens qu’il faut, bougonna son époux, tout fringant sous le costume un peu sévère du célèbre marin. Depuis six mois elle ne jure que par ce peintre français qui fait des décors de théâtre à Broadway et qui se fait payer des fortunes ! Cette bagatelle va me coûter les yeux de la tête !

— Allons, mon cher petit frère, ne vous faites pas plus pingre que vous n’êtes ! Vos bateaux coûtent beaucoup plus cher qu’une fête !

— Peut-être mais ils durent plus longtemps ! Seigneur Dieu ! En voilà déjà un qui arrive !… Winny Langdon en George Washington ! Il devrait pourtant savoir que notre premier président n’était pas un nain !…

Il n’en dégringola pas moins à la rencontre des arrivants qu’annonçait un « aboyeur » à la voix de stentor dont la barbe noire jurait affreusement avec la perruque blanche et s’en alla, résigné, prendre à l’entrée des salons sa place de maître de maison assisté par Pauline. Déchargée de cette corvée, Cynthia avait averti qu’elle ferait son apparition – qu’elle espérait sensationnelle bien sûr ! – quand tout le monde ou presque serait là. Aldo et Adalbert restèrent tranquillement en haut des marches afin de mieux jouir du spectacle.

Habit de satin corail soutaché de noir sur des culottes de satin noir, Morosini avait refusé de porter perruque se contentant d’un catogan postiche noué par un ruban noir. Quant à Adalbert qui tenait avant tout à son confort il s’était fait confectionner par Tong Li une assez bonne copie du Gilles de Watteau c’est-à-dire une sorte de pyjama en satin blanc avec une collerette en tulle tuyauté et sur la tête un chapeau rond en velours porté en arrière sur une coiffe de satin blanc d’où dépassait sa mèche folle. Il avait eu quelque peine à empêcher Tong Li pour qui le blanc était couleur de deuil, de lui ajouter des rubans écarlates et un dragon brodé à titre de porte-bonheur.