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G.-J. ARNAUD

Les lacets du piège

CHAPITRE PREMIER

Vergara remonta le seau empli de morceaux de rochers et de sable, examina le contenu d’un œil blasé. Chiva n’avait pas encore rencontré la couche humide, et il y avait cinq jours qu’il creusait au fond de ce puits étroit. Dans la région, ils l’étaient tous, et c’était pourquoi jusqu’à présent ils avaient toujours trouvé du travail, mais les puits disparaissaient les uns après les autres au fur et à mesure que les grosses conduites de fonte amenaient l’eau de la Sierra.

Il regarda en direction de la mer, ne distinguant que très difficilement les hauts immeubles blancs qui s’étaient construits au cours de l’année. Jamais les trois ou quatre cents puits de la région n’auraient pu donner suffisamment d’eau pour fournir les étrangers qui venaient passer leurs vacances dans ces grandes constructions de béton. Les propriétaires de puits ne les faisaient plus curer. D’ailleurs, la plupart du temps, ils vendaient le terrain avec le puits, et on n’entendait plus jamais parler de ce dernier.

Vergara renvoya le seau au bout de la corde, laissa filer une vingtaine de mètres sur la poulie. Tout en bas, si bas que le son de sa voix ne pouvait monter jusqu’à lui, Chiva poursuivait son travail de taupe, dans la demi-obscurité, la chaleur, l’air irrespirable et juste assez de place pour pouvoir bouger. À peine un mètre de diamètre et même un Chiva pouvait à peine travailler dans un espace aussi restreint.

Et il travaillait dur. La preuve, à peine le seau vide attaché, il accrochait l’autre rempli à ras bord. Vergara le hissa lentement, l’inspecta en jurant : à croire que le fond du puits s’était soudain percé et que l’eau avait filé ailleurs.

Avant de renvoyer le seau, il prit une bouteille d’eau bien fraîche dans une sorte de glacière portative, en but deux ou trois gorgées avant de la faire descendre vers Chiva. Autrefois, ils pouvaient encore se payer de la bière lorsqu’ils travaillaient sur un puits, mais le bon temps était fini, et, avant de s’occuper de celui-là, ils avaient attendu du travail pendant un mois.

Vergara, c’était toujours lui qui discutait des conditions de travail, avait accepté un forfait de mille pesetas, la dernière des choses à faire. D’habitude, il demandait cent pesetas par jour pour les deux, plus une prime de cinq cents pesetas lorsque l’eau emplissait à nouveau le fond du puits.

Mille pesetas, deux cents d’avance et cinq jours que Chiva creusait sous la terre, avec une pioche modèle réduit à cause du manque de place.

Soudain, il eut envie de se pencher dans le trou noir et de crier :

— Arrête, nous ne trouverons jamais !… Jamais plus ! L’eau s’est perdue dans la région, et ils la font venir de la Sierra. Nous irons travailler ailleurs, dans la Sierra s’il le faut.

Mais il ne le fit pas, sachant que c’était impossible. Chiva et lui ne connaissaient que le métier de puisatier, ne pouvaient que travailler ensemble. Et qui voudrait de Chiva ? Lorsqu’ils étaient restés un mois sans travail, Chiva avait, pour la première fois, parlé sur un ton de révolte.

— Je vais partir. Sans moi, tu trouverais du travail. Il n’y a plus de puits pour nous.

— Où veux-tu aller ?

— Peut-être dans une ville pour mendier. Ça risque de marcher. Il y a des gars qui se font plusieurs centaines de pesetas par jour.

— Tu ne sauras jamais mendier.

— Que va ? Je ne sais pas, mais j’apprendrai. L’apprentissage doit être rude, mais après… Tiens ! lorsque je serai riche, je te ferai signe et tu me rejoindras.

— On aurait dû te faire mendier plus tôt.

— C’est ce que les gens disaient à ma mère… Et, à cette époque, c’était encore plus dur. Mais elle n’a jamais voulu. Tu le sais bien, puisque tu habitais la même maison que moi à Murcie. La fierté de ma mère ne m’a pas rendu service. Aujourd’hui, je serais riche, parfaitement rodé.

Vergara lui avait demandé s’il pensait vraiment que sa mère n’avait obéi qu’à un sentiment de fierté.

— Elle m’aimait bien, mais elle n’aimait pas me montrer aux gens. Je la comprenais très bien, mais je suis content qu’elle soit morte. Pour elle, pas pour moi. Non, je ne pourrai jamais mendier, mais je vais partir pour l’ouest. Il paraît qu’il y a un couvent, en Estramadura, qui recueille les mal foutus comme moi.

— Tu n’aimais pas les curés, il me semblait.

— Eh bien ! j’apprendrai. S’ils me nourrissent bien, me donnent un bon matelas, je veux bien chanter quelques cantiques à la messe. J’ai une belle voix, dit-on.

— Et tu ne pourras plus jamais sortir de ton couvent.

Chiva, rendu muet par cette phrase, n’avait pas poursuivi la conversation. Quelques jours plus tard, don Pedro leur avait demandé de venir curer son puits dans le pacage de ses moutons.

Même mendier devenait impossible. La police faisait la chasse à tous les infirmes, vrais ou faux, qui essayaient de s’approcher des stations balnéaires nouvellement construites. La répression de la mendicité devenait telle que, parfois, on arrêtait les deux hommes pour leur demander de quelle façon ils gagnaient leur vie, et les yeux des policiers se posaient avec soupçon sur Chiva.

— Puisatiers, hein ? Voyons votre matériel !

Ils fouillaient dans la vieille camionnette Renault pour examiner leurs outils.

Chiva tira sur la corde pour le rappeler à l’ordre, et il se hâta de remonter le seau plein de sable et de bouts de rochers. Chiva y avait remis la bouteille vidée à moitié. Vergara la plaça dans la glacière portative après une gorgée rapide. Il revint examiner le sable, le tâta, mais n’y découvrit aucune trace d’humidité. Don Pedro s’était-il fichu d’eux en leur faisant curer un puits asséché depuis des années ?

Il se pencha par-dessus la fragile margelle en pierres sèches.

— Chiva ?

Peut-être entendit-il, mais ne jugea pas utile d’interrompre son travail. Acharné, il était capable de creuser sans s’arrêter pendant des heures.

— José ? Laisse tomber. On ne trouvera jamais.

Toujours rien. Chiva creuserait jusqu’à l’épuisement s’il le fallait. Il aimait trouver l’eau, la sentir sourdre sous son corps, et il prenait plaisir à en boire de cette eau, même souillée, même boueuse. Il renonça à l’appeler et remonta un autre seau, le vida, le renvoya et attendit le léger signal pour remonter l’autre. Il commença de les compter, oublia au dix ou onzième. L’après-midi s’éternisait dans la chaleur salée de ce coin perdu. Il perdit toute notion du temps, ne sortit de sa torpeur qu’en entendant le bruit du moteur. Une voiture roulait vers eux dans le chemin tapissé de sel, la Mercedes de don Pedro.

Vergara soupira. Le propriétaire venait aux nouvelles, et il n’en avait pas de très bonnes à lui annoncer. Le sable et les rochers restaient désespérément secs.

Il continua de travailler, attendit que le moteur de la Mercedes s’éteigne pour se retourner. Don Pedro n’était pas seul, et un gros homme chauve au teint rose, corpulent et les yeux protégés par des lunettes noires, marchait à côté de lui.

Allemand ? Belge ? Ils se disputaient les terrains de la côte pour les lotir. Le gros homme ôta ses lunettes pour les nettoyer avec son mouchoir, tandis que don Pedro s’adressait à Vergara.

— Alors, cette eau ?

— Rien à faire, répondit le puisatier. Nous travaillons dur, mais pas possible de la trouver.

— Ne vous en faites pas, dit don Pedro.

Cette façon de vouloir le rassurer le mit soudain en garde. Pourquoi ne s’en serait-il pas fait alors qu’au bout de cinq jours ils n’avaient pas découvert une seule trace d’humidité ?