— Ce sont des choses qu’il ne faut pas évoquer. Je suis descendu au fond du ravin. Lui avait été éjecté et je ne l’ai trouvé qu’à dix mètres de là. Mais il avait jeté sa veste à l’arrière de la voiture, à cause de la chaleur, et son portefeuille regorgeait de billets. Le sac de sa femme également. J’ai pris dans les deux.
Sa voix se fit rêveuse.
— Il y avait de jolies mallettes en cuir, plusieurs éventrées, et il en sortait de beaux vêtements, de la lingerie fine. J’ai eu de la chance, la voiture avait failli rester accrochée plus haut. Je n’aurais jamais pu me traîner jusque-là.
— Elle était jolie, la femme ?
— Tais-toi, murmura Chiva.
Il déplia la carte, alluma la lampe-torche.
— L’ennui, c’est si nous rencontrons des motards. À cette heure, ils doivent être rudement empoisonnants. Il vaudrait mieux laisser la nationale dans quelques kilomètres pour prendre le comarcale. Nous arriverons quand même à Linares.
— Et la garde civile ?
— En pleine nuit ? Ils dorment.
Vergara fuma plusieurs cigarettes sans voir le temps passer. Il songeait à la boutique pleine d’oiseaux, de poissons rouges et de petites tortues. Ils traversèrent plusieurs villages déserts, parvinrent bientôt dans les faubourgs populaires de Linares. Chiva s’étonna qu’il y eût tant de monde dans les rues.
— Il y a des mines de plomb dans la région, lui expliqua Vergara. Je le sais, car j’ai un cousin qui y travaille. C’est très dur, paraît-il, mais assez bien payé.
Chiva examinait les hommes qu’ils rencontraient. Ni plus pauvres ni plus opulents qu’ailleurs.
— Ça doit être comme partout. Et puis, dans ces villes, il faut se loger, payer des tas de suppléments.
— Mon cousin n’est pas très heureux, je crois, dit Vergara.
— Tu travaillerais ici, maintenant, si on t’offrait une place ?
Vergara hésita à peine.
— Non. Pas maintenant.
— Tu préfères les oiseaux, hein ?
Ensemble, ils éclatèrent de rire. La traversée de la ville s’opéra sans incidents et ils se dirigèrent vers la grande nationale classée estrada à trafic international.
— Dix-huit kilomètres à faire, annonça Chiva, mais c’est dangereux. Ça doit grouiller de flics, dans le coin.
Il n’était que trois heures trente du matin, l’heure où la circulation s’apaisait. Ils roulèrent sérieusement, crispés, mais tout se passa bien.
— À droite, et dès que tu trouves une place on s’arrête.
Garés dans une ancienne carrière, ils dormirent profondément jusqu’à ce que la chaleur les réveille, vers dix heures. Chiva ouvrit la portière, se laissa glisser au sol et se traîna vers un groupe de buissons. Lorsqu’il revint, Vergara s’étirait.
— On peut faire du café. En faisant flamber un peu d’essence dans une boîte de conserves. Nous mangerons et puis nous irons en reconnaissance. Tu vois la route qui monte au Parador.
Il la voyait, étroite, difficile, empêtrée dans de nombreux lacets.
— Pas possible de faire le coup de « travaux ».
— Quoi alors ? s’inquiéta Vergara.
— Regarde les bordures.
Elles consistaient en pierres espacées, peintes en blanc.
— Nous achèterons de la peinture.
Complètement reposés, ils dévorèrent leur déjeuner, puis Vergara s’installa au volant. Chiva examinait les pierres peintes avec attention.
— Tous les soixante centimètres environ. Elles jalonnent. Il suffit de quelques branches de buis pour cacher la route, tracer un nouveau virage. Encore plus facile qu’avec les pancartes. Et, pour s’en débarrasser, on les fiche dans le ravin.
— Facile, répéta Vergara.
Ils n’osèrent monter tout en haut jusqu’au parador.
— Il y a un sanctuaire, dit Chiva. Et une belle vue. Tiens, tu peux tourner là-bas.
Les yeux de l’infirme, au regard aigu et rapide, repérèrent tout de suite le trou d’ombre parmi les buissons, alors que Vergara faisait demi-tour sur le terre-plein.
— Un instant.
Il pointa le doigt vers le trou d’ombre.
— Va voir. Je crois que c’est l’entrée d’une mine abandonnée.
Vergara descendit de camionnette, écarta les buissons et disparut. Il resta absent cinq minutes.
— Une galerie de mine en parfait état encore.
— La camionnette pourrait y rentrer ?
— On en mettrait deux.
— Porte moi là-bas.
Il y avait plusieurs années qu’on ne travaillait plus dans la galerie.
— Plomb, certainement.
Vergara sentit le courant d’air.
— Il doit y avoir un puits dans le fond.
— Allons voir.
Le puits, protégé par un garde-fou efficace, s’enfonçait dans la terre. Une échelle de fer rouillée dépassait de quelques barreaux.
— On verra plus tard.
— Plus tard ?
— Tu ne vois pas que c’est le coin idéal ? La région est intéressante. Inutile de perdre du temps à chercher les bons endroits pour fuir à deux cents kilomètres. D’ici, nous pourrons travailler dans un rayon de cinquante kilomètres, nous planquer le temps nécessaire, puis recommencer dans la direction opposée. Cent kilomètres entre deux coups. Et puis il y a le reste.
Vergara ne comprenait pas.
— Il n’y a pas que l’argent, mais des objets de valeur. Si on peut les cacher ici. Ce n’est pas deux cent mille, mais quatre cent mille que nous gagnerons rapidement.
— Mais c’est dangereux, ça…
— Non, j’ai bien réfléchi. Des pilleurs d’épaves de voitures, ça existe, non ? Il disparaît toujours quelque chose avant l’arrivée des secours. Pourquoi pas nous qui sommes les premiers sur place ?
CHAPITRE VI
Le couple déjeunait sous les platanes de la terrasse, et Roger Bouquet n’arrêtait pas de grogner. Il y avait trop de mouches, la nourriture était trop lourde, trop épicée, le vin trop chaud. Soudain, il se leva pour chasser la douzaine de gosses qui palpaient la Mustang de leurs mains sales.
— Laissez ça ! Basta !… Rentrez chez vous !
D’abord interdits, ils se rapprochèrent de lui en tendant la main. Il ne put s’en débarrasser qu’en distribuant quelques pièces, revint vers Odile qui souriait.
— Tu te moques de moi ?
— C’était drôle.
« — Ce qui l’est moins, c’est ce voyage. Pourquoi passer par l’intérieur sur des routes épouvantables, en traversant des villages impossibles. Je suis certain que si nous tombons en panne, on ne nous retrouvera plus.
— Tu exagères.
Il se versa du vin.
— Non. Dernièrement, j’ai lu que la femme d’un acteur… Bernard Noël, je crois, avait été agressée alors que son mari était allé chercher de l’essence.
— Moralité : veille à ce que le réservoir soit toujours plein.
— Chaque matin, il en manque. Malgré la serrure. Si nous avions suivi la côte…
Odile rongeait soigneusement les os du lièvre en civet.
— Essaye de manger du lièvre sur la côte, surtout en juillet. Et puis, là-bas, ce n’est pas l’Espagne, la vraie. Tu comprends, ici, on est sous le vernis, en pleine chair espagnole.
— C’est chouette ! Misère, crasse et mouches. Un aveugle, un infirme, un cinglé à tous les pas.
— Tu exagères.
— Non, et tu le sais bien. Et toi tu plonges là-dedans avec une certaine volupté. C’est quoi ? Du masochisme ? Du sadisme ? Tu me fais penser à ces Anglaises qui se faisaient conduire rue de Lappe pour avoir peur, et même plus que ça : des frissons équivoques.