CHAPITRE VIII
Dans la nuit violette, la Ford Mustang fonçait vers la vallée à une vitesse inquiétante. Mâchoires crispées, Roger Bouquet conduisait brutalement.
— Nous n’avons pas vu le panneau « complet » ! Tu penses ! Il n’avait pas été accroché, voilà tout. Ces gens se moquent de nous, par-dessus le marché. Il a fallu se taper cette route…, ce chemin à peine carrossable, oui, pour apprendre qu’il n’y avait plus une seule chambre libre. Une heure de perdue et nous ne trouverons pas facilement maintenant.
Il ajouta sournoisement :
— À moins que nous n’allions jusqu’à Grenade.
— Eh bien ! allons jusqu’à Grenade, répondit Odile Roy. Rien ne nous empêchera de revenir sur nos pas demain.
— Toutes ces courbettes, ces airs éplorés. Quel comédien que le directeur de ce Parador !
— Les Espagnols sont très polis, et il était vraiment désolé de ne pouvoir nous recevoir.
Roger crispa encore plus la mâchoire pour prendre un virage serré.
— Pourraient au moins goudronner le chemin.
— Ça fait beaucoup plus rustique ainsi. Les touristes aiment ça, d’autant plus qu’ils savent qu’un hôtel confortable les attend tout en haut.
Un mélange de graviers et de terre cribla le dessous de la voiture. Odile sourit.
— Nous ne faisons pas un rallye.
— J’ai hâte de sortir de ce coin sauvage. C’est sinistre.
Un soleil qui n’en finissait pas de se coucher accrochait des traînées de soufre et de lie dans le fond d’un ciel pâteux. C’était violent comme un fond de tableau de Goya. Un air brûlant pénétrait dans la voiture, y laissait une odeur de pierre à briquet.
— Dans le prochain village, nous téléphonerons aux hôtels de Grenade. Inutile de partir au hasard. Et puis j’ai soif.
— Il fallait boire là-haut.
— Chez des gens incapables de nous accueillir ? Ah ! non !
À nouveau, elle sourit. Roger se dévoilait dans cette simple phrase.
— Tu n’aimes pas être pris pour un imbécile ?
— Aurait-il fallu s’installer à la terrasse, au milieu de ces gens qui, eux, avaient une chambre et pouvaient se permettre d’attendre sans impatience qu’on veuille bien les servir ?
— Nous aurions été des importuns en quelque sorte ?
— Des laissés-pour-compte. Avec les sourires goguenards de ces gens venus là en voiture de série. Tu as regardé dans le parking ? Des employés, des ouvriers et des cadres moyens. Décidément, on ne peut plus partir au mois de juillet. L’an prochain… D’ailleurs, l’an prochain, je ne viendrai certainement pas en Espagne.
— Pourquoi pas l’Italie du Sud…
— Et la Sicile, hein, lança-t-il goguenard, on ira voir les gens crever de faim pour nous faire une mauvaise conscience. Après quoi, nous pourrions envisager des séjours en Grèce, et pourquoi pas en Inde ? Pourquoi tergiverser, directement au cœur du pays le plus sous-développé, plouf ! en plein dans la m… !
Elle ne releva pas sa grossièreté.
— J’irai creuser des puits, et toi tu soigneras les nouveau-nés. À nous les belles vacances édifiantes !
Le virage le surprit et il dut freiner. La voiture dérapa légèrement, mais il la redressa tout de suite. S’étant distingué dans quelques rallyes anodins, il se prenait pour un excellent pilote.
— J’ai la bouche comme du cuir. Il y a bien une ville dans le coin ?
Elle prit la carte.
— Andujar. On trouvera peut-être à y coucher.
— Oui, dans quelque gargote mal famée. Il vaut mieux retourner en arrière et reprendre la route de Grenade.
— Pourquoi pas Cordoue ?
— On doit y crever de chaleur… C’est trop loin de la mer.
D’un seul coup, elle en eut assez, ne ressentit plus le besoin de lutter contre lui, contre tout ce qu’il représentait et qu’elle avait cru mépriser.
— Comme tu voudras, dit-elle soumise.
Dans sa joie, il enleva la Mustang d’un coup d’accélérateur très sec.
— Attention tout de même.
— Nous sommes presque en bas de la descente.
Devant eux, la route filait très droite. Les phares accrochaient les pierres rondes peintes en blanc qui jalonnaient la route. Il n’y avait ni garde-fou ni aucune autre protection.
— Encore heureux qu’ils aient placé ces cailloux, sans quoi !
La route devint subitement mauvaise et il allait lever le pied lorsque les phares n’éclairèrent plus qu’un immense vide, un gouffre noir vers lequel ils roulaient à près de quatre-vingt-dix à l’heure. Il essaya de freiner, mais c’était déjà trop tard.
— Je vais aux pierres, annonça Vergara. Si elle veut flamber, elle le fera pendant ce temps.
Chiva attendit dans le nouveau panier qu’ils avaient dû acheter pour remplacer celui qui avait brûlé. Vergara se hâta. Il traîna les buissons coupés fraîchement qui masquaient le véritable tournant et les jeta de l’autre côté de la route. On ne les découvrirait que dans un mois, lorsqu’ils commenceraient à jaunir.
Puis il replaça à la hâte les pierres blanches, fignola pour celles que, normalement, la Mustang aurait dû déplacer dans sa course folle, balança les autres dans le vide.
— J’y suis, dit-il en revenant vers Chiva.
— Ça ne sent même pas l’essence. Je crois que, cette fois, c’est un très joli coup.
Il souleva le panier et s’approcha du vide. Chaque fois, il éprouvait la même terreur, craignait que le sol ne s’effondre brusquement sous leur double poids.
— Tu peux y aller.
La corde fila lentement entre ses doigts. Lorsque Chiva siffla, il amarra la corde à une pierre et revint vers la camionnette vérifier si tout était en ordre, puis il alla examiner la route, enleva quelques branches de buis qui traînaient encore. Le silence total le rassura. Les autres fois, ils avaient toujours été dérangés par quelque véhicule, mais, sur cette route qui ne conduisait qu’au Parador, pas de désagrément de la sorte à attendre.
Sans se presser, il revint auprès du précipice, et attendit tranquillement, une cigarette non allumée aux lèvres, la corde à la main. Lorsqu’elle se tendrait sous la traction de Chiva, il n’aurait plus qu’à remonter le panier. Il n’y aurait que les affaires valant la peine d’être prises, valises de linge, appareils coûteux comme transistors, caméras, appareils de photographie et jumelles.
La corde frémit de façon significative, et il se redressa pour remonter le panier. Il jura, étonné par le poids surprenant accroché à la corde.
— Pas possible, dit-il entre ses dents, il a trouvé un trésor.
Cela lui rappela le travail dans les puits de la côte, lorsqu’il devait remonter d’énormes blocs de rochers pesant parfois plus de cinquante kilos. Il y arrivait très bien en ce temps-là. Piqué par ce souvenir, il s’accrocha et tira sur la corde par gestes réguliers. Le panier apparut. Il vit une masse étrange qui, soudain, bascula sur le sol et essaya de fuir.
C’était une femme. Jeune et blonde, du moins le pensa-t-il dans la nuit claire. Elle essaya de courir, poussa un cri de douleur et s’effondra sur le sol.
— Puta madona ! jura-t-il.
En même temps, du fond du ravin, lui parvenait le sifflement de Chiva. Il repoussa le panier du pied. La corde fila entre ses mains, lui arrachant la peau. La tête tournée, il surveillait la jeune femme, se demandait comment elle avait pu non seulement s’en sortir, mais arriver à pénétrer dans le panier à l’insu de Chiva.
Une secousse dans la corde, et il hissa son ami. Dès que ce dernier fut à portée, il l’interpella :