— Tu as vu ce que j’ai remonté ?
— Dépêche-toi. Nous en parlerons ensuite.
Donc Chiva avait tout vu, mais à cause de son infirmité, il n’avait pu empêcher cette femme de s’installer dans le panier. Mais elle, comment avait-elle eu cette idée ?
— D’abord elle, dit Chiva au moment où Vergara voulait le sortir du panier.
Vergara recula.
— Elle ?
— Ou alors jette-la dans le ravin tout de suite.
La voix de l’infirme était méconnaissable. Vergara n’y retrouvait plus la petite goutte d’amitié qui y tremblait en permanence.
— Allez, vas-y ! Prends-la dans tes bras et balance-la en bas. Tu as peur ?
— Mais c’est pas possible.
Les dents de Chiva éclatèrent de blancheur dans l’obscurité.
— Tu vois, toi aussi. Il fallait le faire tout de suite. Maintenant, il est trop tard pour l’un comme pour l’autre.
— En bas, tu l’as…
— Oui, je l’ai tirée jusqu’au panier. Elle a une jambe cassée, je crois. Elle a réussi à s’installer toute seule. Mais je ne pouvais pas tellement l’aider. Elle tremblait, était complètement affolée.
Il désigna la tache claire que faisait la robe de la jeune femme toujours allongée sur le sol.
— Porte moi jusque-là.
Une fois sur le sol, il se traîna, s’allongea presque pour examiner le visage.
— Elle vit. À part sa jambe, je ne pense pas qu’elle soit grièvement blessée.
— Que fait-on ? On ne peut pas la laisser là. Dans une heure ou deux, toutes les polices d’Espagne seront à nos trousses.
— Balance-la en bas, dit Chiva.
Cette fois, il suppliait presque.
— J’ai fait une c… rie. Je n’aurais pas dû. Mais je l’ai vue blessée, fragile… Toi, tu dois m’aider. Si j’avais des jambes, je te jure que j’irais la balancer en bas.
Vergara recula d’un pas.
— Écoute, Tonio. C’est impossible… Si tu ne fais pas ça, nous sommes fichus. Tu le sais.
Vergara restait immobile, un peu baissé vers lui, les mains sur les genoux fléchis.
— Tonio, répare ma bêtise. Un réflexe stupide pour une de ces salopes qui détournent le regard lorsqu’elles me rencontrent. Tonio, tu ne peux pas me refuser ça. Je ne sais pas ce qui m’a pris. Je croyais qu’après avoir tué, détroussé une douzaine de personnes, il ne me serait pas possible de m’attendrir. Et puis…, Tonio.
Vergara avança, s’accroupit et glissa une main sous la nuque de la jeune femme et l’autre sous ses genoux. La chair en était tiède et douce.
— Tonio !
Il la souleva sans qu’elle reprenne conscience et se dirigea vers la camionnette.
— Tonio !
Depuis qu’il avait balancé les pancartes et panneaux dans le fossé, la paillasse était toujours libre. Il installa la jeune femme dessus et se redressa. Dans un bruit de pierrailles, Chiva se traînait jusqu’à lui, lui saisissait la cheville.
— Tu sais ce que tu fais ?
— Je continue ce que tu as fait.
— Tu dois être plus dur que moi.
Vergara alla chercher la corde et le panier.
Il n’y avait absolument rien dans ce dernier. Chiva avait même oublié de piller la Mustang.
Lorsqu’il se pencha pour prendre son ami, ce dernier se laissa faire sans un mot, se blottit contre la portière une fois celle-ci refermée. Il tremblait.
— On retourne à la mine ?
N’obtenant pas de réponse, il mit le moteur en marche, dégagea la camionnette de sa cachette. Chiva parut s’éveiller :
— Écoute. Nous allons la déposer devant le premier hôpital venu et nous filerons le plus loin possible. Avant que les policiers n’aient réellement compris ce qui s’est passé, nous serons loin.
Vergara ne répondit pas.
— De toute façon, on la recherchera à partir de demain, dès qu’on aura découvert l’accident.
— Justement. On croira que, sous le choc, elle est partie droit devant elle dans la montagne. Pas un instant, on ne nous soupçonnera. Au contraire, si nous la débarquons devant un hôpital, elle parlera. Il fallait la laisser en bas.
— De toute façon, elle m’avait vu. On aurait recherché un cul-de-jatte descendu au fond du ravin dans un panier. En deux jours, ils auraient su mon nom, le tien, le numéro de la camionnette. Toi aussi, tu n’as pas eu le courage de la jeter dans le ravin une nouvelle fois.
Le terre-plein se présentait dans la lueur des phares. Les buissons griffèrent les tôles et la bâche, se refermèrent sur la camionnette.
— Porte moi.
Chiva tenait la lampe-torche dans sa main. Vergara se demanda si c’était tout ce qu’il avait remonté du ravin, en dehors de la fille. Il noua ses bras autour de son cou. Son ami contourna la camionnette, souleva la bâche.
Éblouie, la fille blonde ouvrit de grands yeux, se souleva sur ses coudes.
— Oh ! ma jambe, dit-elle. Je crois qu’elle est brisée.
CHAPITRE IX
Trente-six heures après son accident, Roger Bouquet recevait la visite d’un inspecteur de la brigade criminelle espagnole dans sa chambre de la clinique d’Andujar. L’homme qui se présenta était très grand pour un Espagnol. De teint basané, une moustache raide et très noire cachant sa lèvre supérieure, son aspect ne manquait pas de sévérité.
Dès l’entrée, il s’inclina et s’approcha du lit.
— Veuillez m’excusez, señor, de mon intervention, mais je sais que vous avez repris connaissance depuis hier au soir et que vos jours ne sont pas en danger.
Roger, la tête enveloppée dans un énorme pansement, incapable de bouger sans ressentir une atroce douleur dans tout le corps, lui lança un regard féroce.
— M’apportez-vous des nouvelles de Mlle Roy ?
— Non, señor, aucune.
— Mais enfin, c’est inimaginable. Non seulement je suis resté coincé dans ma voiture pendant près de dix heures, mais encore on ignore où se trouve la jeune femme qui m’accompagnait. Vous voulez accueillir des touristes, et ni votre police ni votre organisation des secours ne sont guère au point.
L’œil noir du policier se vrilla dans celui que Roger Bouquet pouvait ouvrir sans trop de difficulté, et lui provoqua un malaise physique.
— Pour l’organisation des secours, vous avez certainement raison, encore que l’endroit de votre accident soit l’un des plus déserts de la région. Quant à la police, señor, vous pouvez lui faire confiance ; nous retrouverons votre femme où qu’elle se trouve.
Le ton de cette dernière phrase déplut à Roger qui y releva une menace.
— Que voulez-vous dire ?
— Señor Bouquet, c’est peut-être à vous de me dire où se trouve la jeune femme en question.
— Moi ? Mais vous n’y pensez pas…
José Coloma sortit un carnet jaune de sa poche.
— Lorsque l’accident est arrivé, vous descendiez bien du Parador ?
— Oui.
— Vous étiez monté là-haut alors que le panneau « complet » était accroché à la pancarte du carrefour depuis cinq heures de l’après-midi ?
— Lorsque je suis monté, il n’y était pas.
— Une fois devant le Parador, vous êtes sorti seul de la voiture. Personne n’a vu la jeune femme en question.
Il essaya de bouger, mais grimaça de douleur.
— Et alors ?
— Dernièrement, vous avez eu une dispute avec elle dans un petit village nommé Turcia, à la terrasse d’une auberge. La serveuse m’a déclaré que la jeune femme avait peur de vous, et pensait que vous étiez capable de la tuer.