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— Vous êtes ici pour une autre raison ? Seul le hasard a voulu que vous vous intéressiez à moi ?

— Exact. Plusieurs voitures de sport ont eu des accidents similaires au vôtre ces derniers temps, et les passagers n’ont pas eu votre chance.

— Morts ?

— La plupart, et les rescapés sont dans de tels états qu’ils seront estropiés jusqu’à la fin de leurs jours. Un point commun entre tous ces accidents. Chaque fois le pilote n’a pas vu un virage au bout d’une ligne droite assez longue, au cours de laquelle il avait pu reprendre de la vitesse.

— Vous avez une opinion ?

— Oui. Les gens vont beaucoup trop vite, surtout lorsqu’ils conduisent des engins qui dépassent leurs capacités.

— Merci, fit Roger. Moi non plus, je n’ai pas vu le tournant ?

— Vous avez foncé tout droit.

— Il n’y avait pas de tournant.

— Je vous y conduirai lorsque vous pourrez marcher. Mais, dans votre cas, je suppose qu’il s’agit d’une tentative de suicide.

— Vous y tenez. Je peux parler ? Merci. Le long de la route, il y avait des buissons, quelques-uns, mais également des pierres grosses comme un beau ballon, peintes en blancs pour jalonner la route. Je les ai suivies jusqu’au bout, jusqu’à ce que je saute… Et je peux vous dire une chose. Même si j’avais tué Odile, je n’aurais jamais songé à me suicider… Ce n’est pas dans ma nature et je suis un lutteur-né.

José Coloma l’observa en silence durant près d’une minute, puis hocha la tête.

— Très intéressant. Je vous crois sans peine.

— Pour les pierres blanches ?

— Non, pour le reste. Je vais vous laisser, señor. Il faut que vous vous reposiez pour prendre des forces et sortir le plus tôt possible de cet établissement. N’essayez pas de fuir. Vous n’êtes pas sous surveillance, mais nous vous retrouverions vite.

Il se dirigea vers la porte sans se retourner, la referma très doucement.

— Crétin, va !

Fermant les yeux, il essaya d’oublier cette visite, mais le visage sombre, cruel et figé du policier continua de lui apparaître. Il tenta de lui superposer celui d’Odile, n’y réussit pas.

« Curieux, pensa-t-il, comme je me sens détaché d’elle en ce moment. Comme si, de toute ma vie, je ne l’avais jamais aimée. Et cette garce, comme si elle le comprenait, en profite pour jouer à cache-cache avec les autorités de ce fichu pays. »

Pour lui, aucun doute. Odile ne pouvait être morte. Elle avait pu se dégager sans trop de mal de la voiture. Et puis ? Il ne pouvait imaginer qu’elle l’aurait laissé sans secours, sans signaler sa présence, dans le cas bien improbable où quelqu’un l’aurait aidée à s’en sortir. Quels que soient ses sentiments intimes, Odile ne l’aurait pas abandonné dans une telle situation.

Ce José Coloma prétendait que l’écriteau complet se trouvait en place lorsqu’il avait emprunté cette route minable et escarpée, où il n’aurait jamais dû s’engager. Le drame l’y attendait, violent et sournois, comme ce pays détestable.

— Ce n’est pas un accident, mais une tentative d’assassinat avec des routes pareilles.

Soudain l’idée le frappa, et il se complut à l’étirer mentalement dans tous les sens.

CHAPITRE X

Odile serrait les dents tandis qu’il tirait de toutes ses forces sur le bandage.

— Vous êtes sûr que je n’ai rien de brisé ?

— Faite confiance à Tonio, dit Chiva curieusement juché sur trois valises en cuir fauve. Sa mère avait le don et le lui a passé. Il est capable de réparer n’importe quelle foulure.

Vergara sourit.

— En plus, ma mère trempait son doigt dans de l’huile bénie et traçait un signe de croix. Je ne crois pas que ce soit tellement utile.

Il se redressa et alla chercher une bouteille d’eau bien fraîche et un gobelet d’argent prélevé dans un nécessaire de toilette.

— Vous devez avoir soif.

La jeune femme but d’un trait et s’appuya contre la roche. Un soleil brûlant inondait l’entrée de la mine. À travers les buissons, on apercevait un bout de route, quelquefois un des rares véhicules qui montait vers le Parador ou en revenait.

— Vous pourrez marcher normalement dans trois jours.

Odile chercha les yeux du garçon.

— Que comptez-vous faire de moi ?

Il se tourna vers Chiva. Le cul-de-jatte souriait tout en faisant sauter un briquet en or dans sa main.

— Eh bien ! nous vous laisserons un soir pour fuir le plus loin possible. Vous n’aurez plus qu’à alerter le premier automobiliste qui vous conduira à la police. Vous ne tarderez pas à retrouver votre ami qui sera alors certainement sorti de clinique, si la radio a dit vrai.

Elle savait que Roger avait été découvert dans la voiture accidentée, et que son état n’inspirait aucune inquiétude. Quelques jours de clinique devaient le remettre sur pied.

— Nous avons tout loupé cette nuit-là, avait commenté Chiva. Je n’ai même pas pensé à fouiller dans le portefeuille de votre ami.

Leurs relations auraient pu paraître étranges à quiconque les aurait surpris, mais Odile ne s’en étonnait pas. Les deux hommes l’acceptaient comme un coup inévitable du destin. Chiva l’avait poussée dans le panier et Vergara avait ensuite refusé de la jeter dans le précipice. Devant cette preuve de leur faiblesse, les deux hommes n’éprouvaient même pas du dépit, encore moins du soulagement. C’était ainsi et la vie se renouait une fois encore et changeait de sens.

Le lendemain, alors que les soins de Vergara atténuaient sensiblement ses souffrances, ils lui avaient raconté joyeusement leurs crimes et leur façon de vivre.

— À la police, il suffira de donner le numéro de la camionnette et d’expliquer que je suis cul-de-jatte, disait Chiva. Ils sauront vite à qui ils ont à faire. Je ne pense pas que nous puissions tenir plus de quinze jours.

Il tourna la tête vers la cage de Tico.

— Peut-être me le laisseront-ils dans ma cellule. Mais une cage dans une autre cage, est-ce possible ? Il faudra peut-être que j’ouvre la porte, mais un canari ne peut pas vivre avec les oiseaux sauvages. Peut-être accepteriez-vous de le garder.

— Si j’étais morte, vous n’auriez plus aucun problème.

— Il y aurait votre ami, et puis l’enquête. Trop de voitures de sport sont tombées dans des ravins ces temps derniers.

Odile n’arrivait pas à ressentir de l’horreur en face de ces deux hommes que d’autres auraient pu qualifier de monstres. Elle n’était même pas étonnée de les découvrir après dix jours d’un voyage hallucinant dans les zones les plus déshéritées de l’Espagne. Celles dont les cartes officielles écartaient les touristes, en oubliant parfois le tracé d’une route ou en exagérant les difficultés que l’automobiliste pourrait rencontrer en visitant telle ou telle région. Ces taches noires demeuraient même parfois ignorées de l’Espagnol des villes. Du moins le disait-on, comme on affirmait que les Allemands moyens ignoraient tout des camps de la mort. Et ces deux hommes, criminels en toute innocence, lui paraissaient comme rescapés de l’époque arriérée que ce pays, en pleine évolution, ne pourrait résoudre avant des générations faute d’une certaine générosité.

Elle savait tout, avait suivi la lente préméditation de leurs crimes, depuis leur départ de la côte jusqu’à l’accident qui s’était produit sous leurs yeux. Il y avait cette route introuvable, mythique qu’ils avaient longuement cherchée. Don Pedro, le propriétaire de leur dernier puits, s’était légèrement débarrassé d’eux avec ce renseignement dont il n’aurait pu dire lui-même s’il était vrai ou non. Durant des jours, ils avaient erré avec, dans la tête, l’idée de cette route en construction et le travail qu’ils pourraient y trouver.