— Mais que fait cet homme ? demanda l’étranger dans un mauvais espagnol.
Son accent était indéfinissable, mais Vergara penchait pour l’allemand. Il en avait connu plusieurs depuis son enfance.
— Lui et son compagnon curent mon puits. Autrefois, il alimentait la maison en ruine que vous voyez plus loin. Il était très important, puis il s’est tari progressivement et, l’an dernier, a complètement cessé de donner de l’eau.
Mais l’autre n’écoutait pas.
— Vous voulez dire qu’il y a un homme dans le fond de ce trou ? Pas possible. Un enfant, plutôt. Comment travailler ? Et je suis sûr que le puits va en se rétrécissant dans le fond.
— Justement. Il n’y a qu’eux pour faire ce travail maintenant.
— Un homme dans le fond ? insista l’Allemand.
Vergara pensait maintenant qu’il ne pouvait s’agir que d’un Allemand.
— Mais oui.
Don Pedro était gêné. Soudain furieux, Vergara accrocha le panier à la place du seau.
Chiva comprendrait que le travail était fini et se hisserait à l’intérieur.
— Vous allez voir, dit don Pedro à voix basse. C’est assez extraordinaire.
Vergara sentit le poids de son camarade et commença de le hisser à la force des bras. L’Allemand s’approcha du puits, jeta un coup d’œil à l’intérieur.
— Est-ce profond ?
— Au moins vingt mètres, répondit Vergara les dents serrées.
— Mais comment peut-il voir tout au fond ?
— Chiva a des yeux de chat.
Don Pedro restait à distance, ennuyé que son compagnon montre une telle curiosité. Il n’aurait rien dû lui dire. Heureusement qu’il n’avait pas son appareil photo sur lui, il aurait été capable de prendre quelques clichés.
La tête de Chiva apparut hors du puits. Sous des cheveux bouclés très noirs, un visage d’adolescent souriait. Vergara et lui avaient le même âge, trente ans, mais le premier paraissait être son frère aîné d’une quinzaine d’années.
— Bonsoir, dit Chiva.
Le regard de l’Allemand allait de Chiva à la cage d’oiseau qu’il tenait à la main. À l’intérieur, un canari sautillait sur son perchoir en s’efforçant de maintenir son équilibre.
— Tico, dit l’infirme en présentant son oiseau. Il me tient compagnie dans le fond et il sait le premier si l’air n’est plus respirable. Il a une certaine façon de battre les ailes et s’arrête de chanter. Tico m’a plusieurs fois sauvé la vie.
Vergara prit le panier à deux mains et transporta son ami jusque sur le siège de la camionnette.
— Faut que je pisse, dit Chiva.
— Je vais les retenir là-bas.
L’Allemand se détachait du puits pour les rejoindre, mais Vergara le regarda d’une telle façon qu’il s’immobilisa, sortit un paquet de cigarettes. Le puisatier en prit une.
— Votre ami ?
— Merci, je la lui donnerai.
— C’est un accident qui l’a privé de ses deux jambes ?
— Il est né comme ça.
— Mais vous ne faites que cela, curer les puits ?
— Ceux de la région sont très étroits. Personne ne pourrait le faire. Autrefois, on les faisait creuser par des enfants. Maintenant, c’est interdit.
L’Allemand lui donna du feu. Vergara alluma les deux cigarettes, en porta une à Chiva.
— Le touriste est curieux ? demanda joyeusement celui-ci. Tu me passes la bouteille d’eau ?
— Tout de suite.
Don Pedro expliquait pourquoi les puits étaient aussi étroits :
— Jadis, on ne savait comment les étayer. On pensait que plus le diamètre était petit, moins on risquait d’éboulements.
— Il faudrait les refaire entièrement.
— Maintenant, ça n’a plus d’importance. L’eau nous vient de la Sierra. Elle est plus douce.
— Mais vous avez fait curer celui-ci.
— Je ne savais pas que j’allais vous vendre ce terrain.
Vergara apporta la bouteille d’eau à Chiva qui la prit entre ses mains terreuses.
— Encore fraîche, une chance.
— Don Pedro a vendu son terrain. Je crois que, pour le puits, c’est fichu.
L’infirme avala quelques gorgées d’eau, puis lui passa la bouteille.
— Il nous paiera bien le forfait.
— Mais il n’y a pas d’autres puits dans la région.
Don Pedro et l’Allemand venaient vers eux en discutant, mais les yeux du propriétaire exprimaient un grand embarras.
— Vous faites ce métier depuis longtemps ? demanda l’Allemand.
— Depuis que je peux le descendre dans les puits à la force des poignets. Il y a bien une douzaine d’années.
Au loin, les immeubles transformaient l’horizon en une ligne de créneaux irréguliers. Le tout ressemblait à une immense et colossale forteresse.
— Si je comprends, dit l’Allemand, le tourisme vous empêche de travailler ?
Les deux hommes tirèrent sur leur cigarette sans répondre. Don Pedro se sentait de plus en plus mal à l’aise.
— Pourtant, c’est la grande chance de votre pays. Toute l’Europe vient ici dépenser son argent, et il y aura de plus en plus de monde dans les années à venir. Je viens d’acheter ce terrain au señor Morales. Tout ce terrain jusqu’à la mer. Nous allons construire un ensemble prodigieux pour les Allemands.
Don Pedro intervint :
— Oui, c’est vrai. Il est inutile de redescendre dans le puits demain. Je vais vous régler votre forfait. Je vous dois encore huit cents pesetas ?
— C’est exact, dit Vergara, huit cents.
Le propriétaire sortit son portefeuille, y prit un billet de mille parmi les autres, le tendit.
— Prenez-le et trouvez vite un autre travail.
— Je n’ai pas deux cents pesetas pour vous rendre.
— Gardez tout. Essayez d’aller dans la Sierra de Segura. On construit une route, et ils ont peut-être besoin d’ouvriers comme vous pour travailler à flanc de paroi.
Les deux puisatiers échangèrent un regard.
— Nous ne le savions pas, dit Chiva. Merci du renseignement, don Pedro. C’est peut-être ce que nous avons de mieux à faire.
— Merci aussi pour les deux cents pesetas, ajouta Vergara sèchement. Ça nous paiera l’essence jusqu’à la Sierra.
L’Allemand aurait voulu ajouter autre chose, mais don Pedro l’entraînait déjà vers la Mercedes. Vergara alla chercher tout le matériel, les seaux et les outils, sans oublier la corde, et jeta le tout sous la bâche trouée de la camionnette.
— Comment va-t-on à la Sierra de Segura ? demanda Chiva.
— Il y a deux cents kilomètres au moins. On peut déjà aller à Albacete, et, là-bas, ils sauront peut-être où elle se trouve, cette fameuse route que l’on taille dans la montagne.
— Tu crois que don Pedro dit vrai ?
Vergara tira doucement sur le mégot de sa cigarette avant de répondre.
— Possible. De toute façon, la région est perdue pour nous. Il n’y a plus de travail et on nous a assez vus.
— Il y a peut-être de l’embauche dans le bâtiment. Suspendu dans mon panier, je peux crépir les façades ou les peindre. Ce ne doit pas être bien compliqué.
— On peut toujours aller voir dans la Sierra de Segura.
Chiva approuva :
— Allons-y. Nous avons de quoi vivre un mois maintenant, en faisant attention. Le plus dur sera pour l’essence.
Il passa son petit doigt entre les barreaux de la cage, et Tico le mordilla doucement.
— Il a faim.
— On va acheter du pain en route, et aussi de quoi casser une bonne croûte. Puis on roulera le plus longtemps possible avant d’essayer de roupiller dans un coin.