— Encore Chiva ? murmura-t-elle.
Gêné, il fit signe que oui.
— Je crois, dit-elle, que vous êtes un produit de ce pays comme les oranges ou le vin capiteux, la violence et le goût de la mort. C’est tout un ensemble d’événements, de situations, de pensées et également d’inertie qui vous ont conduits à ces… crimes.
— Je ne comprends pas très bien, murmura-t-il. Voulez-vous dire qu’il s’agissait d’une sorte de machination générale ? Dans laquelle Chiva et moi serions tombés ?
— À peu près, oui.
— Et nous nous sommes crus malins de découvrir cette combine, alors que nous nous comportions comme des imbéciles ?
— C’est-à-dire que la violence isolée ne paye jamais, puisqu’elle est considérée comme un délit commun. Seule la violence collective se justifie aux yeux de certains.
— Nous, c’étaient des meurtres ? Mais nous le savions bien. Nous ne cherchions pas autre chose, mais c’était la seule chose à faire pour ne pas crever de faim. Voilà.
Bientôt, il tourna à nouveau à gauche, empruntant l’une de ces inévitables petites routes sans revêtement, poussiéreuses et largement fournies en nids-de-poule.
— Voilà pourquoi la moyenne est si faible.
Je ne peux pas me permettre de rouler vite, sinon je casse mon pont ou mes lames. Vingt à l’heure et encore.
Il désigna l’horizon desséché devant eux.
— Au prochain village, nous ferons le plein d’eau, car, ensuite, nous n’en rencontrerons guère pendant plusieurs heures.
Un abreuvoir situé au bas du village, juché sur une colline depuis des temps immémoriaux, leur suffit. Ils emplirent le radiateur, la bonbonne, un jerrycan et des bouteilles. Chiva but longuement, car, à l’arrière, il avalait des paquets de poussière.
— Je monte avec vous, dit Odile.
Protégé par un foulard de chez Hermès prélevé dans l’une des valises, Tico supportait bien la poussière et sifflait avec beaucoup d’entrain.
— Il y a longtemps que vous l’avez ?
— Oui, mais j’en ai toujours eu un pour descendre dans les puits. À cause des gaz. Ils cessent de siffler lorsque l’air devient dangereux.
Elle se pencha vers lui.
— Votre ami Vergara doit avoir beaucoup de succès avec les filles.
— Quelquefois, mais les filles de nos jours n’aiment pas les fauchés. Des fois, quelques étrangères, sur la côte. L’espace d’une nuit. Elles rêvent toutes de faire l’amour avec El Cordobés et trouvent que Vergara lui ressemble un peu. Vous trouvez ?
Odile détourna la tête, car elle se sentait brusquement rougir sans pouvoir se l’expliquer.
— Il n’a jamais voulu toréer ?
— Je ne sais pas. Nous n’avons guère eu l’occasion d’y penser depuis qu’on se connaît. Bien sûr, c’est le rêve de tous les gosses, mais nous, nous n’avions même pas le temps de rêver tellement nous étions pauvres. Tenez, rien que pour aller chercher de l’eau, il me fallait deux heures avec ma caisse à roulettes et mes fers à repasser. Toute la journée, j’allais et je venais avec ma cruche amarrée devant moi.
— L’école ?
— J’y allais, le matin. J’apprenais très vite, même. Je crois que ça leur a fait peur. Ma mère m’a retiré et je crois qu’ils le lui avaient demandé. Que vouliez-vous qu’ils fassent de moi après, si j’avais été trop savant ? Quelle école secondaire m’aurait accepté ?
— Dans le fond, on se débarrassait de vous ?
— Voilà, et Tonio, Vergara si vous préférez, suivait parce qu’il m’aimait. Il a quitté l’école en même temps que moi, et nous avons décidé de nous associer.
Il éclata d’un rire clair et franc.
— Extraordinaire, non ? Au début, nous faisions de petits travaux, mais évidemment je n’étais d’aucune utilité. Et puis, on a trouvé l’histoire des puits. Les autorités ne voulaient plus que ce soient les enfants qui descendent pour les curer. J’avais seize ans, je n’étais plus un gosse et, durant une dizaine d’années, ça a marché. Jusqu’à ce que les touristes, non contents de venir passer un mois, achetèrent des terrains, des villas et des appartements. Vous connaissez le reste.
Elle essuyait son visage qu’une poussière fine recouvrait.
— Vergara aurait pu faire mieux. Il y avait du travail pour lui dans la construction. Mais il a refusé, à cause de moi. Nous sommes partis à la recherche de cette diable de route.
Son rire se fit plus rauque.
— Ah ! cette route ! On a peut-être fait mille kilomètres dans tous les sens pour la trouver, et les gens devaient nous prendre pour de parfaits imbéciles. Je crois que je m’en souviendrai toute ma vie durant, de cette route de montagne en construction. Elle nous a arrachés au pays. Voyez-vous, señora, les années peuvent s’ajouter aux années, mais je n’ai jamais été plus heureux que depuis que nous traînons sur les routes. Même si cela doit vous sembler monstrueux.
CHAPITRE XIII
La Seat 600 s’arrêta devant l’hôtel de Roger Bouquet.
— Venez boire un verre au bar avec moi.
— Ça fera deux avec celui du Parador. N’oubliez pas que je suis en service.
Mais il entra dans l’hôtel, s’installa sur un tabouret et commanda un américano Cinzano, comme le Français.
— Déçu que ces pierres aient pu être lancées là par les cantonniers lorsque la route a été réparée ?
— Ce n’est pas tout à fait certain, remarqua Roger. Il y a aussi les buissons coupés que nous avons aperçus au-dessus de nos têtes. Allez-vous vous renseigner auprès des Ponts et Chaussées ?
— Bien sûr, dit le policier en trempant son nez dans le mélange parfumé et glacé. Aujourd’hui même, mais je n’y crois guère.
— Vous ne croyez qu’à ma culpabilité, en fait ?
— Oui et non. Je me demande si vous n’auriez pas fait disparaître les bagages de votre amie en même temps qu’elle. Or, ils se trouvaient dans votre Ford Mustang, et cela me gêne.
— Heureux de l’apprendre, dit Roger en levant son verre.
— Il vous aurait été facile de vous en débarrasser avec votre amie, et de prétendre qu’au cours d’une dispute elle avait décidé de rentrer en France. Qui serait venu vous ennuyer, alors ? Cet accident est tout de même bien gênant pour vous. À moins que vous n’ayez voulu vous suicider ?
— Encore ?
— L’histoire de la pancarte : No hay cuartos.
— No hay cuartos, no hay cuartos, vous ne comprenez pas ? Une bande de fripouilles…
— Les naufrageurs, insista ironiquement Coloma.
— Oui, les naufrageurs. Ils préparent leur coup longtemps à l’avance, et, cette fois, ils avaient choisi la route du Parador. Les pierres peintes en blanc étaient prêtes, mais le panneau no hay cuartos les gênait. Ils ont placé un gars pour l’ôter en attendant le pigeon, moi en l’occurrence, et l’ont remis ensuite.
L’inspecteur buvait lentement en écoutant avec une attention polie.
— Au Parador évidemment, pas de chambres. Je me suis emporté et puis j’ai décidé de faire demi-tour. La nuit était tombée et vous savez comment je me suis retrouvé dans le précipice.
— Justement non, je ne le sais pas. Vous prétendez avoir été guidé vers l’abîme, et moi je pense que c’est votre volonté et le remords qui vous y ont poussé.
— Absurde.
— Non.
— Est-ce parce que vous ne pouvez pas coincer votre ingénieur des Ponts et Chaussées que vous vous en prenez à moi ?