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— Hé ! dis donc, cria Chiva, où vas-tu ?

— Je vous demande une petite minute. Ce ne sera pas très long. Restez là où vous êtes, et tâchez de me garder la dernière bouteille de soda, car j’en aurai bien besoin.

Le cul-de-jatte commençait à s’énerver.

— Je n’aime pas ça. C’est comme les jours de fêtes durant l’enfance, tous ces préparatifs mystérieux pour un repas un peu plus fourni et quelques jouets décolorés. Enfin, chez nous, c’était ainsi. Mais que fait-il donc ? Une minute ? Il appelle ça une minute ? Et cet endroit ? Une ferme abandonnée ? Tout à l’heure, nous allons entendre des chiens et des coups de fusil, oui. Les gens n’abandonnent jamais rien, même ici, dans l’Estramadure. Vous savez pourquoi les saucisses et le lard sont si bons ici ? Parce que les cochons mangent des vipères et des lézards. En Estramadure et entre Merida et Badajoz, il n’y a pas autre chose. Curieuse réputation, hein ? Le voyez-vous revenir ?

— Non. Il s’est réfugié dans cette grange en partie détruite. J’ai seulement vu un morceau de carton qu’il avait dû lancer dans la cour.

Chiva alluma une autre cigarette, lorgna sur la dernière bouteille de soda.

— Il mériterait qu’on la boive.

— Le voilà.

— Avec quoi ?

— Les mains vides.

Il faisait terriblement chaud entre les ruines. Le visage ruisselant de sueur. Vergara vint s’accouder au plateau. Chiva le regarda longuement, puis lui tendit la bouteille de soda. Son ami la but d’un trait, puis la balança par-dessus son épaule.

— Viens ici.

Chiva se traîna sur la plate-forme jusqu’à Vergara qui tourna le dos. Il s’accrocha à ses épaules et Vergara se mit en marche vers la vieille grange. Odile n’osa pas les suivre et attendit, le cœur battant, ne sachant pas pourquoi elle était angoissée.

Il y eut un grand silence, puis soudain elle aperçut le fauteuil roulant nickelé, et Chiva installé sur le siège qui avançait vers elle à toute vitesse en manœuvrant les grandes roues. Derrière Vergara suivait avec inquiétude le surveillant comme un gosse qui apprend à monter à bicyclette.

— Formidable, hein ! cria Chiva.

Se lançant à toute vitesse, il freina ensuite très sec en saisissant les roues à pleines mains. Le fauteuil patina, dérapa légèrement à la grande satisfaction de l’infirme.

— On peut y ajouter un moteur, n’importe où, la marque est dans toutes les grandes villes. Plus tard, on en mettra un, mais déjà c’est extraordinaire.

Vergara revint vers la jeune femme.

— Il est démontable, et, malgré les explications du marchand et celles de la notice, je n’arrivais pas à le remonter. J’ai rudement travaillé et j’avais peur.

Chiva poussait son exploration dans les recoins extrêmes de la cour, puis revenait à toute allure, l’air radieux.

— Il est d’une douceur et d’une maniabilité… Je suis sûr de pouvoir monter une grande côte sans trop de peine.

— Pour les côtes, il y a un système pour ne pas repartir en arrière.

Odile s’efforçait de maîtriser son envie de pleurer. Elle craignait par-dessus tout de le montrer.

— Tu peux balancer ma vieille caisse à roulettes et mes patins. Je ne veux plus les voir.

— Il y a une trousse d’entretien dans les sacoches, lui cria Vergara tandis qu’il repartait en direction de la route. Fais attention avant de sortir, c’est dangereux.

Chiva disparut à leurs yeux et Vergara alluma une cigarette en souriant.

— Vous avez l’air content.

— Un beau jour, non ?

— Vous aimez faire des cadeaux ?

Vergara regarda le bout de sa cigarette, et elle eut l’impression que son visage s’assombrissait.

— Ça aide beaucoup dans certaines circonstances, les cadeaux.

— Que voulez-vous dire ?

Brusquement, il jeta sa cigarette et posa ses mains sur ses épaules.

— Nous allons nous séparer bientôt. La route que nous allons prendre mène à un village perdu où il n’y a même pas le téléphone. Je me suis renseigné. Il faut parcourir dix kilomètres pour trouver le premier appareil.

Elle l’écoutait et attendait.

— Vous nous laisserez un peu de temps ?

Elle cilla.

— Celui de nous mettre à l’abri. Après… Nous verrons bien.

Faisant le premier pas, elle se colla contre lui. Étonné, il hésita.

— Dans vingt-quatre heures, tout sera différent et vous ne voudrez même plus vous en souvenir.

— Et puis ? chuchota-t-elle.

Il posa sa bouche sur la sienne, timidement d’abord, puis avec violence, l’embrassa longuement. Chiva qui revenait à fond de train, les découvrit ainsi et se mit à hurler de joie en faisant une arrivée spectaculaire.

— À ce rythme-là, tes pneus ne dureront pas longtemps, dit Vergara.

— Tu sais, je crois qu’avec un bon moteur on peut faire de la route. Et tu dis que c’est facile ?

— Très. À peine une demi-journée d’immobilisation et tu pourras repartir avec.

— Et n’importe où ?

— La marque est largement représentée et, même, nous reviendrons à Merida pour le faire mettre.

— Oui, ce ne serait pas très loin.

Odile écoutait sans comprendre. Les deux hommes avaient certainement un projet précis, mais elle ne voulait pas le savoir. Vergara déclara qu’il fallait partir.

— Grimpe là-bas, dit-il à Chiva. Je vais reculer avec la camionnette et tu pourras rentrer directement dedans.

— Il faudrait un plan incliné.

En faisant un grand détour, il se dirigea vers une sorte de quai servant autrefois à décharger les voitures à chevaux, se hissa dessus et attendit. Vergara recula lentement jusqu’à coller l’arrière contre la murette. Chiva fit glisser habilement le fauteuil dans la camionnette, le fit pivoter et recula dans un coin. Il mit le frein et sourit béatement.

— Montez devant, dit-il à Odile. Je serai très bien tout seul.

Elle obéit et rejoignit Vergara.

— Dernière étape, dit ce dernier.

— C’est loin ?

— Trois bonnes heures. Nous y serons vers midi.

— Tonio…

Il la regarda en coin.

— Je n’ai pas tellement envie de retrouver mon ami et tout le reste.

— Aujourd’hui, demain, mais dans une semaine, un mois ? Lorsqu’il sera trop tard pour revenir dans votre monde ?

Tandis qu’il mettait en route, elle resta silencieuse. Il sortit de la cour, tourna à droite.

— Il y a des moments comme ça, mais je ne crois pas qu’on puisse les prolonger sans danger. Un petit verre d’alcool, c’est bon, et pourtant on ne peut pas boire sans s’arrêter. Tout est ainsi.

Il s’arrêta un peu plus loin, sortit un vieux portefeuille et l’ouvrit. L’adresse se trouvait entre les deux parties : Couvent de la Merced…

— Que regardez-vous ? demanda-t-elle.

— Rien. Rien qui vous intéresse.

On lui avait donné cette adresse en même temps qu’il achetait le fauteuil.

— Les bonnes sœurs ont bien du mérite, lui disait le marchand tout en confectionnant le paquet. Songer qu’il n’y a pas que des infirmes, mais des aliénés mentaux et des monstres… J’y suis allé plusieurs fois et je vous assure que c’est terrible.

— Vous avez l’air triste, dit Odile. Est-ce à cause de moi ?

— Oui. Tout sera totalement différent désormais.

Odile se tourna vers la portière où, depuis longtemps, manquait la vitre. Sous ses yeux, l’herbe jaunâtre des bas-côtés défilait à une allure folle, alors qu’ils ne roulaient qu’à cinquante kilomètres à l’heure. Jamais, dans la Ford Mustang, elle n’avait songé à regarder l’herbe du bord de route s’étirer en cheveux interminables. Dans la voiture de sport, elle fixait l’horizon qui se ruait avec une sorte de rage à leur rencontre, explosait silencieusement en taches multicolores qui se perdaient derrière eux.